Ep 24 - Dans la guerre XXI

Nous courons d’un bout à l’autre de la salle, sautant les brancards en essayant de ne pas les toucher et ils appellent, croyant être sauvés parce qu’ils m’ont vue, d’un grand cri : « Sister ! » Je réponds : « Oui, mon petit, je viens tout de suite » sans penser qu’il est anglais et ne me comprend pas. Oh ! l’effroyable vision d’enfer que j’eus là dans cette journée.

Pendant la matinée, les arrivées de blessés français furent moindres, seuls beaucoup de petits blessés qui s’évacuèrent par leurs propres moyens.

Vers 2 heures de l’après-midi, Marthe Michaudet, en venant voir ce que je faisais, m’apprit (je n’avais rien entendu dire depuis le matin) que les boches avançaient avec une rapidité foudroyante, ayant enfoncé sans beaucoup d’efforts la légère ligne de défense. Les français reculaient sans combattre. L’hôpital de Vasseny, distant de nous d’environ quinze kilomètres dans la direction de Soissons avait reçu l’ordre d’évacuer. Ses blessés et son personnel venaient sur nous. A ce moment, les blessés français commencèrent à arriver en foule. Les autos embouteillées sur la route n’avançaient plus. Les salles de triage, en peu de temps, ressemblèrent à celle dans laquelle je me trouvais.

L’évacuation était activée dans la mesure du possible, les trains se succédaient aussi vite que l’on le pouvait et tous ceux qui étaient transportables furent portés aux hangars d’embarquement. Malheureusement, l’unique voie ferrée était bien encombrée et le tout n’allait que bien lentement.
Dans l’après-midi, les avions boches mitraillant les convois qui reculaient, planèrent au-dessus de l’hôpital à très faible hauteur, on distinguait nettement les croix noires tracées sur leurs ailes. Des combats eurent lieu au-dessus de la formation et des grêles de balles de mitrailleuse s’abattirent sur nous sans qu’il y eut d’accident à déplorer. C’était un crépitement continuel et, bien que nous ne soyons pas habitués à l’entendre de façon si interrompue et surtout si proche, nous vivons dans la bataille sans nous étonner, absorbés par notre travail et ne cherchant pas à mesurer toute l’étendue du danger qui nous menaçait.

A un certain moment de l’après-midi, l’artillerie française reculant, essaya de prendre position sur les hauteurs de Vauxtin, en face de nous et ceux qui virent la manœuvre pensèrent que nous étions perdus, car nous étions fatalement atteints par la réponse boche. Mais ce ne fut qu’une émotion passagère, les officiers d’artillerie durent reconnaître l’inutilité d’un pareil effort et sans tirer, les pièces repartirent.

A aucun moment au cours de la retraite, on ne vit passer dans l’hôpital aucun élément allié. Les soldats contournèrent la formation mais nul d’entre eux ne la traversa.

Vers 5 heures du soir les arrivées de blessés anglais cessèrent. Le capitaine Dick qui surveillait mon service et dirigeait l’évacuation, ordonna le départ des derniers transportables. Il ne resta plus dans ma salle que des agonisants.

— Savez-vous, me dit alors le capitaine, que Vasseny évacue et que les allemands avancent beaucoup ?
— Ah! dis-je, croyez-vous qu’ils viendront jusqu’ici ?
— Oh ! non, dit l’anglais, n’ayez crainte !

Les arrivées de blessés français continuaient, ainsi que le défilé lamentable des éclopés, agrippés les uns aux autres et qui, traversant seulement l’hôpital, filaient d’eux-mêmes vers l’arrière. Vers 9 heures du soir, dans le crépuscule qui descendait lentement vers nous, des flammes jaillirent tout à coup en face de nous, un peu à droite, c’était Bazoches qui brûlait. A ce moment, les boches devaient être tout près de Fismes.

Les infirmières évacuées de Vasseny, quittèrent vers cette heure notre hôpital, on les fit former une colonne et elles partirent vers l’arrière.

C’est en les voyant partir, mais seulement à ce moment, que je commençai à comprendre que nous étions en péril. Aucun ordre n’avait encore été donné pour nous. L’évacuation continuait dans la mesure du possible et le calme le plus parfait régnait. Dans ma salle, un blessé mourait doucement en même temps que se mourait le jour. Les autres étaient devenus calmes, seuls quelques gémissements s’élevaient dans le silence nocturne mais, pour la plupart, las de souffrir, ils ne disaient plus rien, si ce n’est de temps à autre cet appel plaintif, le même dans toutes les langues, celui qui revient toujours lorsque l’on est en détresse et que l’on sent que tout vous échappe : « Maman ! »

Vers 11 heures du soir, je suis harassée, mes yeux se ferment, l’aumônier anglais entre et me dit : « Je viens de recevoir l’ordre de partir ! » Je le regarde sans bien comprendre. Il sort, emmenant Monroe qui, un instant après, rentre et me dit : « mademoiselle, on évacue l’hôpital ! » La nouvelle ne me surprend guère, il me semble que cela devait arriver.

— Et vous, dis-je.
— Nous ne pouvons plus partir, nous restons, dit-il simplement.

En effet, l’ambulance anglaise ne disposant d’aucun matériel automobile et les trains n’arrivant plus, ils venaient de reconnaître l’impossibilité dans laquelle ils se trouvaient d’évacuer leurs deux cents blessés. Immédiatement, le personnel indispensable fut désigné pour rester et les autres partirent.

Je sortis pour voir ce que l’on faisait du côté français. Toujours aucun ordre formel n’avait été donné pour personne. Seuls l’autochir 19 et l’ambulance qui y était accolée venaient de décider le départ, le caporal Denis vint nous dire au revoir en nous conseillant de partir. Mme Breffort étant allée au bureau du médecin-chef pour avoir un ordre, ne reçut que cette réponse : « Attendez ! » monsieur Nourrier et le général Lasney, penchés sur une carte d’état-major, discutaient la possibilité d’une arrivée boche jusqu’à nous sans vouloir y croire. Pourtant, à ce moment-là, je crois qu’ils étaient bien près.

Un peu ahurie, et sans bien réfléchir, je revêtis mon uniforme, bouclai ma cantine (on nous promettait de les enlever) et fourrai dans un sac quelques objets sans trop savoir lesquels puis, avec mademoiselle Rouhaud, nous nous mîmes à la recherche du colonel anglais pour savoir ce qu’il fallait faire, puisque nous faisions partie de son service. Le colonel fut très ému en nous voyant et nous dit : « Nous, nous sommes obligés de rester mais vous, vous êtes françaises, je n’ai pas le droit de vous retenir. Allez, je vous rends votre parole, il faut partir. » Puis nous serrant longuement la main, il nous dit, avec un bon sourire : « Merci beaucoup pour mes blessés et good luck, little sisters. »

En le quittant, nos pas nous portèrent vers l’allée principale traversant l’hôpital et le spectacle qui s’offrit à nos yeux ne nous permit plus de penser à partir.

Les cent-quatre-vingts blessés français (tous gravement atteints) qui restaient dans l’hôpital étaient là, couchés sur des brancards disposés le long de la route, on les avait enveloppés le mieux possible dans toutes les couvertures disponibles, on les avait calés le mieux qu’on avait pu avec des oreillers, mais ils étaient bien mal, ils avaient froid, ils avaient soif, ils souffraient et puis surtout, oh surtout, ils ne voulaient pas être pris par les boches.

« M’sieur le major, disait une petite voix à l’accent faubourien, à côté de moi, est-ce qu’elles vont bientôt venir, les autos ? » Et le major de répondre, d’un ton bourru, bon enfant : « Mais oui, mon petit gars, elles vont venir. » Puis, se retournant vers un autre médecin qui le suivait, il ajouta, très bas, mais j’ai entendu : « Elles ne viendront plus, nous sommes bloqués. »

28 Mai - Nous nous occupons des blessés le plus possible, nous ne pouvons nous résoudre à abandonner, sans ordre, ces malheureux avant leur départ, car malgré tout on espère l’impossible… peut-être après tout aura-t-on le temps… ou une idée. Nous faisons des piqûres de morphine, nous donnons à boire, nous couvrons, nous arrangeons, nous encourageons de notre mieux.

La nuit est très claire et presque calme… De temps en temps seulement, une fusillade courte et rapide venant on ne sait d’où, un ronflement d’avion planant au-dessus de nous et dans l’air ce je ne sais quoi, que l’on sent quelquefois lorsque l’on court un danger qui n’est pas très déterminé, qui vous oppresse, vous gêne.

Vers 1 heure du matin, l’officier gestionnaire s’aperçoit qu’il n’a pas donné d’ordre de départ aux infirmières, il leur ordonne de quitter l’hôpital à l’instant et de fuir comme elles pourront. L’ordre, donné seulement dans un endroit, n’atteignit pas tout le monde, moi je n’en eus pas connaissance. Elles partirent aussitôt dans la direction de la gare, à ce moment un train, destiné à l’évacuation de notre hôpital entrait en gare, mais, au même instant, une vive fusillade éclata tout près à laquelle répondirent d’autres fusillades, un peu dans tous les coins. Nous étions cernés par l’ennemi sans que nous nous en soyons rendu compte et fait prisonniers. Le train fit machine arrière et put repartir, ramassant le long de la voie les blessés qui fuyaient dans des états lamentables. Les infirmières parties au dernier moment, furent arrêtées et ramenées, sauf deux qui réussirent à passer (beaucoup d’infirmières étaient parties sans ordre dans le courant de la journée, ce qui diminua le nombre des prisonnières).

Une ambulance, des autos, des voitures qui partaient à ce moment-là furent toutes ramenées et l’on n’eut pas trop de victimes à déplorer. Après avoir cerné l’hôpital, les boches pénétrèrent dans la formation et en prirent possession. Un officier s’approcha de nous pour voir ce que nous faisions, en reconnaissant des blessés il se retira.

Je ne suis pas prête à oublier l’étrange impression que j’eus, lorsqu’un des blessés près desquels je me trouvais me dit : « Regardez derrière vous, mademoiselle ! ». Je me retournai… juste derrière moi, presque à me toucher, un soldat se tenait debout, il était armé d’un fusil sur lequel s’adaptait un étrange coupe-choux qui n’avait rien de commun avec la Rosalie de nos poilus, et coiffé d’un non moins étrange casque en forme de cloche à melon. Je n’avais jamais vu un guerrier pareil, mais je devinai que c’était un boche.

Je n’ai pas eu peur parce que je ne suis pas froussarde, mais tout de même j’avoue que la constatation me fut plutôt désagréable. Nous étions prisonniers, il n’y avait plus à en douter… Nous étions « faits aux pattes » comme disent les poilus et malgré tout, ça manque de charme.

Mademoiselle Rouhaud et moi, isolées de nos compagnes d’équipe, dont nous ignorions le sort, nous rejoignîmes notre service anglais où nous passâmes le reste de la nuit, pendant que celles du service français s’occupaient de leurs blessés. La fin de la nuit fut calme, rien d’anormal ne se passa. Vers le matin (4 heures à peu près), mademoiselle Rouhaud vint me chercher pour aller voir… Nous ne savions pas trop quoi, du côté de notre cantonnement.

Ep 23 - Dans la guerre XX

23 Mai - Un ordre d’évacuation presque générale nous arrive. Tous les transportables partent pour Le Havre. Nous nous dépêchons donc d’habiller tous nos gars qui sont rudement contents de défiler la parade ! Ils nous disent gentiment au revoir et, à midi, le train s’ébranle, emportant la presque totalité de nos pensionnaires. Dans notre salle, il en reste seulement quatre.

L’après-midi je reçois la visite de monsieur Poupon qui, au cours de sa permission vient, comme il l’a fait au mois de décembre, visiter le lieu où repose son fils ! Il est heureux de me voir. Ma vue lui rappelle son pauvre petit disparu. Il m’embrasse si affectueusement, je suis pour lui un peu du beau petit chasseur que la mort impitoyable lui a pris. Hélas !

24 Mai - Nous remettons la salle en état. Il y a deux entrants, tous deux atteints de crises nerveuses provoquées par la peur.

25 Mai - La salle est très jolie. J’ai brodé deux abat-jour à pois rouges. Mes infirmiers sont enchantés. Il y a un autre entrant dans les mêmes conditions que ceux d’hier. On parle de l’arrivée des « English sisters » pour demain, mais les malades ne sont guère enchantés de cela. Moi, si !

J’ai demandé et obtenu du capitaine Wood l’autorisation d’aller demain à Mont-Notre-Dame participer aux chants en l’honneur de la Première Communion. Mme Raoul-Duval est partie en permission depuis deux jours et ce matin, notre médecin-chef, le colonel Audibert a quitté l’HoE. Il est remplacé par le colonel Martel.

26 Mai - Ce matin j’ai été reconduire à la gare monsieur Poupon qui amènera la prochaine fois sa femme, puisque le secteur est calme.

Après un rapide coup d’œil jeté à mon service qui est très calme, je monte à Mont-Notre-Dame où nous chantons la messe de communion. C’est très gentil. L’après-midi nous allons également chanter les vêpres. Le bon curé est tout joyeux et n’a, dit-il dans son sermon, ressenti un tel bonheur depuis de longues années.

A 10 heures du soir, comme nous quittons le service après une dernière tournée, le capitaine Wood entre en coup de vent et ordonne pour le lendemain une évacuation de tout ce qui est transportable ; pourquoi cet ordre soudain ?

27 Mai, minuit - Je suis réveillée en sursaut par le bruit d’une canonnade effrayante ! Je saute à la fenêtre pour voir, je ne vois rien mais le bruit est assourdissant, c’est pire que pour la Malmaison en Octobre. Puis tout à coup, je perçois le zzz… prolongé que nous n’avions plus entendu depuis bien longtemps et aussitôt l’éclatement sec, tout près. Je m’ habille en hâte, n’osant guère comprendre. Au dehors, c’est infernal, le canon fait rage et l’horizon du côté de Reims est pourpre et toujours, de temps en temps, l’obus qui s’abat tout près.

J’arrive dans le service où je trouve, comme je le pensais, l’infirmier aux prises avec les trois commotionnés qui sautent de peur dans leur lit, comme des déments. Je le remplace auprès de l’un d’eux qui, me reconnaissant et ému de me voir là à cette heure et par un temps pareil, me baise doucement la main, pauvre gosse ! J’essaie de mon mieux de le calmer tout en prêtant l’oreille aux bruits du dehors. Tout à coup, une série de détonations violentes éclate tout près et secoue la baraque. Elles se succèdent sans interruption, rappelant en plus violent et en plus prolongé, l’éclatement d’un bouquet de feu d’artifice.

Je ne comprends pas très bien tout d’abord, puis une idée (la vraie) se fait jour dans mon esprit, c’est le dépôt de munitions entre Bazoches et nous qui, probablement atteint par le tir boche, saute. Je n’ai guère le temps d’analyser mon impression, le capitaine John entre en bourrasque et ordonne la préparation immédiate des masques à gaz. Manquait plus qu’ça, v’là qu’on prend des gaz à présent ! Mettre des masques à gaz à des malades pulmonaires est un tour de force difficile à réaliser. Nous attendîmes un moment pour tâcher de juger de la gravité de l’émission. Nous éternuons et pleurons à tour de bras, ce sont des gaz lacrymogènes. Le danger ne semble pas réel, je ne mets pas les masques. L’alerte passe !

Vers 4 heures du matin, la canonnade diminue d’intensité, s’espace et meurt tout à fait. Une attaque est déclenchée sûrement. En sortant de la salle redevenue calme, je croise un soldat anglais qui parle français, je l’interroge : « Ca, me dit-il, ce sont les boches qui attaquent, on le sait depuis hier soir ! ». Je ne répondis rien, mais malgré moi, mon cœur se serra. Le Chemin des Dames n’était gardé à ce moment (et nous le savions) que par quelques éléments de territoriale et le corps anglais venu de la Somme depuis quelques jours.

Vers 8 heures du matin, l’évacuation prévue et ordonnée la veille eut lieu avec ordre et calme et les blessés commencèrent à arriver. Ma salle de malades devenue désormais inutile, est transformée en salle de réception pour les grands « shockés » qui attendront là l’heure de leur opération.

Le capitaine Davies vient chercher mademoiselle Jeanneau pour qu’elle prenne le service des officiers anglais où il vient d’arriver quelques blessés. Je reste seule avec Monroe et Jack (les deux infirmiers de jour) et un petit malade convalescent qui nous aide de son mieux et ce que nous avons vu est atroce. Le défilé des blessés commencé vers 9 heures du matin ne cessa plus jusqu’au soir. Les brancards arrivaient sans cesse avant que l’on ait pu dégager la place et bientôt, la salle ressembla à… ma foi non, je ne peux pas dire, je ne sais pas à quoi. Sur ces brancards qui encombraient tous les emplacements libres, gisaient d’épouvantables loques boueuses, sanglantes, meurtries, brisées. Ces loques, c’étaient des hommes, des malheureux blessés, hachés par la mitraille, des êtres qui tous devaient être chers à quelqu’un, des êtres que l’on aimait et qui aimaient eux-mêmes et qui presque tous allaient mourir là sans presque de secours. A peine regardés et écoutés, exaucés presque jamais, bousculés quelquefois, ils restent là des heures entières, attendant que l’on puisse s’occuper d’eux et dans quelle piètre mesure, hélas ! Leurs grands yeux brûlés de fièvre qui vous dévorent au passage pendant que leur bouche horriblement sèche et contractée de souffrance gémit doucement l’éternel refrain : « Drink, water  - A boire, de l’eau ». Avec fièvre, nous coupons les débris des uniformes lacérés, nous consolidons les pansements et aussitôt qu’il est possible nous mettons le blessé sur un lit pour donner la place à un autre brancard qui arrive.

Je pleure de rage en faisant ce travail, de voir tant de misère, tant de souffrance et de ne rien pouvoir. L’un pleure, l’autre chante, un troisième rit doucement en racontant une histoire quelconque, cet autre se croit encore dans la fièvre de la bataille et hurle des commandements, des appels. Sur un lit, tout pâle, un tout petit ne bouge pas et en m’approchant, je vois qu’il est mort.

Ep 22 - Dans la guerre XIX

Après la soupe, je reviens. A l’instant on vient d’amener un malade qui, atteint de pneumonie, est en pleine période d’asphyxie. Je crois que le pauvre enfant ne reverra jamais le ciel brumeux de son pays. Jamais, je crois, je n’ai été si désolée.

13 Mai - En reprenant mon service ce matin j’ai une impression terrible de solitude et de lassitude. Je vais de suite au grand malade de la veille. Il est plus mal encore. Son état m’inquiète, je voudrais voir le docteur. Je le dis à l’un des infirmiers qui m’a suivie et m’observe. Il m’écoute d’un air attentif, mais il est évident qu’il ne me comprend pas, et pour cause.

Cela m’ennuie beaucoup et je prends le parti que je juge le meilleur. J’avise Mme Raoul-Duval que je désirerais beaucoup changer de service. Je ne puis accepter la responsabilité d’un service où je ne comprends pas un traître mot et où je suis incapable de me faire comprendre. Oh ! On ne m’a pas enlevé le service, fichtre non. Pour obtenir quelque chose, je ne sais pas comment il faudrait le demander dans ce fichu métier, mais l’on consent à m’adjoindre mademoiselle Jeanneau qui regrettait infiniment la perte de ses « patients » et qui, elle, cause un peu l’anglais.

Ca va s’arranger comme ça puisqu’il le faut mais je ne me sens pas en humeur d’aimer follement mon « English service ». Cependant le personnel en entier est excessivement correct, prévenant et d’une déférence merveilleuse. Enfin, ça va peut-être aller. Puisque Miss Jeanneau cause, moi je regarde afin de me familiariser de mon mieux avec le boulot que je dois abattre.

Le soir, le malade est au plus mal et mademoiselle Michaudet passera la nuit.

14 Mai - Le pauvre petit Tommy agonise encore quand je reviens ! Mais plus longtemps, vers 8 heures, il expire. Pauvre petit, comme il va être enterré loin des siens et comme sa pauvre mère, si elle vit, va pleurer. Oh ! c’est bien triste.

Celui qui est à côté de lui, un garçon superbe et tout jeune, pas 20 ans peut-être, n’est pas bien du tout non plus. Même cas, pneumonie avec asphyxie !

Je commence à mettre de l’ordre dans la salle qui en avait légèrement besoin et j’entreprends le lavage des pieds de tous ces pauvres bougres, opération qui a été, je crois, négligée depuis fort longtemps. Les infirmiers nous regardent d’un air un peu ahuri mais nous aident avec un zèle fort louable et surtout n’oublient pas de temps en temps de nous préparer une tasse de thé qu’ils font du reste très bien. Il fait une chaleur atroce.

15 Mai - Le pauvre petit soldat était si fatigué ce matin quand nous sommes revenues ! Je pense qu’il n’ira pas loin. Toute la journée il a été très agité. Ce soir on a essayé de lui faire une saignée mais ça n’a guère donné. Ce soir, nous voulions le veiller mais le docteur l’a interdit formellement. Deux infirmiers au lieu d’un resteront. Ils sont d’ailleurs merveilleusement stylés et très bons pour les malades.

16 Mai - Je l’avais bien pensé. Le petit Davies est mort cette nuit. C’est infiniment triste, ces morts d’enfants. Si ça continue de ce train, ça va oublier d’être drôle.

18 Mai - Le temps continue à être bien gênant à force de chaleur. Il arrive encore des pneumonies mais moins graves. On a appliqué à plusieurs le traitement à la française d’enveloppements froids et ils s’en trouvent très bien.

La salle est maintenant bien arrangée, tous les lits ont leur couverture rouge, nous avons mis des fleurs sur la table du milieu, ça a même un petit air de fête.

19 Mai - Ce soir on a amené un pauvre gosse dont on n’avait pas encore établi le diagnostic. Bien qu’il comprenne parfaitement ce qu’on lui dit, il est incapable du moindre mouvement. Tout son corps est d’une raideur effrayante. Le soir on nous l’enlève pour le mener à un examen en salle d’opérations. Il est diagnostiqué « tétanos. » Encore un de condamné, ou à peu près. On l’isole en salle spéciale.

20 Mai - Ces anglais sont vraiment effarants. Ils n’ont jamais rien vu. Déjà ils étaient étonnés de me voir pivoter entre les lits et piquer des galops d’un bout à l’autre de la salle, d’une allure qui n’avait rien de guindé ; mais ce matin, j’ai mis le comble à leur stupéfaction en me permettant, à la suite d’une observation très juste ma foi sur le service en général, de faire un pied de nez à l’adresse du colonel.

Ah ! je croyais qu’ils en piquaient une crise. Ils avaient une mine tellement drôle d’ahurissement que je me suis offert une pinte de bon sang comme de longtemps je n’en n’avais prise. J’en ai ri aux larmes et leur ai expliqué, tant bien que mal, qu’en France, un pied de nez était une chose fort correcte que l’on se permettait dans la meilleure société et que ça faisait partie de l’éducation des enfants. J’ai peut-être un peu attigé mais bah ! il est évident que j’ai appris à faire ça étant gosse. En Angleterre, c’est « shocking » il paraît. Ah ! tant pis !

Ils auraient besoin que je les dresse. J’en ai déjà plusieurs qui commencent à être stylés. Ils savent parfaitement ce que c’est qu’un polochon, un ribouis, un plumard ou pajot, au choix, un falzar, une liquette. Ils sont persuadés que c’est du pur français que je leur apprends car les cours se donnent de la façon la plus sérieuse du monde. Ah ! diables d’anglais, ils me font bien rire parfois, mais ça fait rien, je voudrais bien que les « nurses » arrivent, je ne m’y habitue qu’à moitié.

21 Mai - Ce soir, après notre contre-visite, comme nous allions nous retirer, on a amené un malade dont l’état paraissait très grave. Une fois couché, le médecin est venu, lui a fait faire une piqûre par acquit de conscience mais nous a déclaré qu’il était perdu.

Du reste, il n’avait déjà plus sa connaissance, ses yeux restaient fixes et extraordinairement dilatés puis, tout à coup, il poussa un hurlement terrible qui me fit frissonner malgré moi. De ma vie je n’avais vu ni entendu rien de si impressionnant que l’agonie de ce malheureux. Il devint excessivement agité et presque sans arrêt poussa de ces hurlements féroces qui nous glaçaient. Nous étions quatre autour de son lit pour le maintenir et ce n’était pas chose facile. Pour comble, ces cochons de boches envoient de l’avion. Ordre d’éteindre les lumières. Dans la nuit la plus absolue, le malheureux, en se débattant, était tout à fait tombé de mon côté où j’étais seule. Je me trouvais à genoux, serrée entre le paravent et le lit, maintenant comme je pouvais, avec mon bras agrippé au fer du lit, cette tête effrayante dont les yeux hagards me fixaient sans me voir, dont la bouche tordue de douleur laissait échapper presque sans interruption ce cri atroce, que l’on percevait nettement au travers des bruits du tir de barrage qui faisait rage au dehors et des éclatements secs des bombes qui tombaient vers la gare, tout près. Oh ! l’horrible souvenir !

Avec l’alerte qui s’éloignait et dont le bruit diminuait, le calme semble un peu revenir au pauvre être si près de quitter ce monde. Je réussis à le remettre dans son lit, peu à peu ses cris s’espacèrent et diminuèrent d’intensité, le calme précurseur de la mort l’envahit lentement. Vers minuit, voyant que le calme continuait, je laissai mademoiselle Jeanneau qui s’était offerte à rester près de lui et je me retirai.
Le pauvre petit infirmier Harry, certainement le meilleur de tout le service et dont j’ai gardé un excellent souvenir, était tout ému et ne savait comment nous remercier de l’avoir aidé au cours de cette heure difficile ! C’était pourtant notre devoir !

Le pauvre malade mourut vers 2 heures du matin sans avoir bougé, aussi calme qu’il avait été agité et sans avoir proféré une parole. Pauvres, pauvres gens. Celui-là était âgé, il avait peut-être femme et enfants !!!

Ep 21 - Dans la guerre XVIII

Seconde marche d’entraînement ! Ca barde ! Celle-ci en petit comité. Nous avons été, mademoiselle Germain, Bournisien, Pector et moi, chercher du muguet dans la forêt de Dole. Elle est magnifique cette forêt, mais par exemple elle est un peu loin. Seulement ça a été très chic pour nous habituer à la dure. Nous sommes partis comme toujours à travers champs (dans cette zone tout est permis) et lorsque nous étions bien en plein champs, c’est-à-dire n’ayant aucun abri en vue à deux kilomètres à la ronde, un formidable orage s’est déchaîné et nous avons reçu une douche comme de ma vie je n’en avais encaissée. Nous avons bien essayé de presser le pas, mais comme le terrain était devenu très glissant, cela offrait quelques difficultés. Enfin nous avons aperçu la toiture d’une ferme se profiler à l’horizon, nous avons bondi dans sa direction et, comme nous arrivions enfin à proximité de l’abri convoité…

Naturellement la pluie s’est arrêtée et je crois même que le soleil nous a fait risette pour se ficher de nous. Sans nous décourager, nous avons continué notre chemin à travers les flaques d’eau qui étaient un peu fréquentes et nous avons atteint la forêt. Oh, elle est superbe ! Il y a de petits sentiers ravissants, des ombrages magnifiques, des champs de bruyère, un étang minuscule où les bouleaux se mirent et laissent traîner leur chevelure, de curieux groupements de rochers, toutes choses très, très jolies et alors, de véritables tapis de muguets. Il y en a partout et l’on ne sait où marcher pour ne pas l’écraser. Malheureusement, il n’est pas tout à fait fleuri et c’est pour nous une déception.

Nous rapportons, pour nous consoler, d’immenses brassées de genêts. Nous nous retrouvons, après avoir beaucoup marché, sur la grande route de Chéry-Chartreuve. Un passant nous a complaisamment indiqué la bonne route, autrement nous filions sur Paris pour nous arranger. Après un repos de quelques quarts d’heure à l’ombre des sapins, nous sommes revenus par les terres labourées, lesquelles terres étaient détrempées à souhait par l’averse. Et aïe donc ! Ca fait du bien. Aujourd’hui on a bien fait dix-huit kilomètres. Je deviens bonne pour la course à pied !

Des blessés anglais commencent à arriver. Comme leur ambulance n’est pas là, il faut leur installer des salles dans notre service. Mademoiselle Germain est enlevée de l’équipe chirurgicale pour prendre le service des blessés anglais. Mademoiselle Jeanneau a ses malades installés aux éclopés. C’est Fabal qui vient avec moi. Je suis colère ! Na !

L’ambulance anglaise arrive. Elle s’installe dans l’ancien quartier des B.C. dont les salles d’opérations ont été remises à neuf. Ils arrivent d’Italie, ces anglais. Comme leurs infirmières se plaisaient énormément sous le ciel bleu de ce pays, ils les y ont laissées. Ils en attendent d’autres d’Angleterre mais, d’ici leur arrivée, le service sera assuré, paraît-il, par des françaises. Qui va-t-on y mettre ?

12 Mai - Ce matin nous avons été par un temps épouvantable à Mont-Notre-Dame chanter la messe de Jeanne d’Arc en compagnie d’artilleurs d’un régiment au repos. C’était très bien !

Cet après-midi comme j’étais de garde aux P.O. et qu’il n’y avait rien à faire, je faisais une formidable partie de piquet avec Bournisien et ma foi, je crois que je gagnais, lorsque Mme Raoul-Duval arrive et me colle une de ces tuiles qui comptent. Je suis désignée pour prendre le service anglais avec mademoiselle Rouhaud. Comme il y a malades et blessés, je prends la médecine. Je suis furieuse, jamais un service ne m’a déplu comme je sens que celui-ci va me déplaire.

Nous sommes présentées au Colonel Chef d’ambulance qui a l’air charmant mais ne (speak) pas du tout (french), puis à nos docteurs respectifs. J’hérite du Capitaine Wood, qui heureusement, sort bien qu’avec difficulté quelques mots de français. Il a l’air très bien. On m’emmène dans la salle, on me présente les infirmiers qui me saluent dans un langage que je ne comprends pas du tout. Puis je vois les malades, plusieurs sont gravement atteints et je commence à avoir peur. Pas un de ces hommes ne parle français, les infirmiers n’en savent pas un traître mot. Seul, le docteur arrive à se faire comprendre et moi, qui ne sait pour ainsi dire pas un mot d’anglais… Mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce que je vais devenir ?

Ep 20 - Dans la guerre XVII

Nous avons toujours très peu d’ouvrage. Je brode des abat-jour pour la popote de notre médecin-chef qui est très agréable (le M.C.) et je passe mon temps de garde à rire des facéties de nos deux infirmiers, Bournisien et Pector qui sont littéralement pétris d’esprit. Ils sont amusants au possible et je me demande où ils vont puiser tous les trucs qu’ils emploient.

Les officiers ont eu leur séance récréative. La même que l’autre jour, à peine modifiée. J’ai chanté aussi. Puis j’ai participé à l’exécution du chœur final (l’Angélus). Il paraît que c’était très bien mais je n’entends pas quand je chante, ça m’ennuie.

Nous avons fait une marche d’entraînement qui était un peu là. Moi qui ne marche presque jamais, je me suis offert vingt kilomètres dans mon après-midi. Nous sommes parties cinq, n’étant pas de garde. A travers champs nous avons gagné Courcelles où j’ai inauguré une série d’exploits en passant au travers d’un pont de branchages que le génie avait jeté sur la Vesle, probablement depuis pas mal de temps car il était passablement vermoulu. Naturellement, comme toujours, j’ai mis mon pied où il ne fallait pas, les branches ont cédé et… pour un peu je prenais un de ces bains tout à fait imprévu et pas très agréable. Heureusement le bon génie des gens godiches m’a visiblement protégé et je n’ai passé qu’une jambe. J’ai senti la fraîcheur de l’eau sous ma semelle mais c’est tout. J’ai encore réussi à me tirer de là sans accroc.
De là nous sommes remontées par Vauxtin où nous avons rencontré un régiment d’artillerie qui allait prendre position. Sur la hauteur (car c’est très haut) nous avons admiré une superbe saucisse* qui se pavanait comme un gros proprio, au caprice de la brise.

Nous avons été voir le cimetière. Pauvre petit enclos ! Sur le flanc de la colline, il étage ses modestes croix ornées de la cocarde tricolore. Il y en a beaucoup, beaucoup et cependant l’ambulance n’est pas restée longtemps ici, en Avril ! Ils sont tous mélangés, lignards, chasseurs, zouaves, tirailleurs, même des artilleurs, un aviateur, deux aumôniers, des officiers. Tous réunis dans une même étreinte par la mort. Et l’impression navrante que l’on a en lisant sur quelques tombes cette mention « Soldat inconnu. » Comme pendant longtemps encore, les familles de ces malheureux espèreront, mais en vain ! L’horrible chose que la guerre.

Nous sommes redescendues par Paars comme le soleil descendait à l’horizon. Nous avons coupé à travers champs au pied de Bazoches et par les bois, nous avons rejoint la voie du train blindé, puis l’hôpital. Mais je ne suis pas habituée à ces genres d’exercices, j’ai beau lancer aux échos les accents des marches guerrières les plus entraînantes de mon répertoire, j’ai vaguement l’impression, tellement je me courbe, que bientôt mes genoux vont voisiner avec mon menton. Dans un dernier sursaut d’énergie, je me redresse en rentrant dans le camp juste comme la soupe sonne. Ca va, ça va ! je suis relativement satisfaite. Avec quelques exercices de ce genre si jamais les boches viennent jusqu’ici, nous sommes capables de faire Mont-Notre-Dame / Paris sans escale, avec le barda complet et toutes les vivres de réserve.

Les troupes anglaises arrivent, c’était bien vrai. Elles ne tiendront pas tout le secteur mais elles renforceront les quelques troupes françaises qui en ce moment assurent (bien imparfaitement, j’en ai peur) la sûreté du Chemin des Dames. Une ambulance anglaise doit fonctionner, faisant corps avec la nôtre, mais il n’y a encore rien d’officiel.