Ep 13 - Dans la guerre X

Nous avions rejoint les autres mutilés ; un infirmier prit le bras des deux malheureux qui se fondirent de nouveau dans la misérable cohue. Et je restai muette, regardant, les yeux dilatés de stupeur, ces hommes dont le nombre allait toujours croissant et qui tous, étaient aveugles.. Oh ! la guerre, la guerre !…

Le bombardement qui depuis quelques jours ne cessait pas, sembla ce jour-là redoubler d’intensité. Au loin, l’horizon était barré d’une ligne de feu, les barrages d’artillerie roulaient sans interruption et de temps en temps, une détonation plus proche nous disait que l’artillerie ennemie ripostait avec des pièces à longue portée qui arrosaient l’arrière des lignes françaises assez près de nous. En rentrant au cantonnement, j’appris que depuis l’après-midi, c’était une arrivée incessante de gazés qui, presque tous, avaient perdu la vue, momentanément heureusement. L’ennemi avait arrosé les lignes arrières avec des obus à gaz que l’on nomma plus tard « ypérite* ». La presque totalité des atteints étaient des artilleurs qui avaient dû abandonner leurs pièces, réduits qu’ils étaient à l’impuissance.

Comme les arrivées continuaient, on organisa un service de nuit et je fus désignée pour en faire partie. Dans la baraque où est installé le service des gazés, l’agitation est grande. Des infirmiers sont occupés au déshabillage des malheureux gazés ; deux de mes compagnes s’occupent ensuite avec des appareils spéciaux, de leur laver les yeux, le nez, la gorge, puis on les fait gargariser et on nous les passe. Car je me trouve dans la dernière salle et ma mission consiste à leur donner du lait. Et toute la nuit je distribuai, sans me lasser, des quarts de lait. Je les prenais par la main lorsqu’ils arrivaient tout ahuris du lavage et les installais de mon mieux sur les quelques bancs que nous possédions. Mais la place est restreinte, bientôt j’ai des hommes un peu partout. Les plus fatigués sont sur des brancards mais il y en a beaucoup par terre, accroupis dans toutes les positions. Tous geignent tristement en essayant de ne pas toucher à leurs pauvres yeux meurtris, gonflés, sanglants, qu’ils tournent tristement de mon côté (du côté où il sentent que je suis là) pour quêter un mot d’encouragement, l’affirmation surtout qu’ils ne resteront pas aveugles. Il y en a qui pleurent et j’ai toutes les peines du monde à leur persuader que cette cécité ne sera que passagère. Quelle lamentable vision !!!

Deux lampes tempête jettent leur clarté tremblotante sur les détails de notre réduit. Des scribes, penchés sur une table bancale, grattent leur papier avec ardeur et mettent en ordre toutes les paperasses pour permettre d’évacuer les soldats au plus tôt. Aussitôt que la pochette qui contient les « passeports » du blessé est en état, je l’accroche à sa capote et quand ils sont assez nombreux, un appel est fait. Je les guide dehors où la fraîcheur de la nuit d’automne les fait frissonner ; une automobile les attend qui les emporte vers une tente Bessoneaux où l’on les garde jusqu’à l’arrivée du train.

Le souvenir de cette nuit affreuse restera longtemps dans ma mémoire. J’en ai vu qui se cramponnaient à moi pour obtenir un mot d’espoir, comme des enfants. Il fallait que je les prenne dans mes bras, que je les berce pour ainsi dire, que je les console de mon mieux … Mais ils souffraient tant… et puis ils étaient si nombreux, je ne pouvais trop longtemps rester auprès du même.

Ils nous disent : « Oh, nous regrettons surtout de ne pas vous voir pour graver vos traits dans nos mémoires. » J’ai vu un petit maréchal des logis de 20 ans prêt à partir, refuser de prendre l’auto qui l’aurait amené vers le repos parce que son servant, un pépère à barbe grise, n’était pas prêt et ne pouvait se joindre à son convoi. J’ai vu un gamin de 22 ans pleurer comme un bébé parce qu’il lui fallait quitter son officier avec qui il combattait depuis le début. « Il est si bon et si brave, disait-il, ah, le chic type ! »

J’ai vu enfin deux petits bretons, deux cousins, Jean et Joseph Le Guerne, tous deux aveugles et tremblants, supplier qu’on ne les sépare pas. Je les avais assis côte à côte, et la main dans la main, ils attendaient patiemment, s’inquiétant mutuellement si la souffrance de l’autre n’était pas pire que la sienne, ne se plaignant pas mais hochant douloureusement la tête et passant de temps en temps leur main noircie sur leur front moite comme pour prier leur esprit de venir en aide à leur corps torturé. Quand vint pour eux le moment du départ, je les menai auprès de l’auto et les recommandais au conducteur, puis les quittant, je leur dis :
— Vous allez vous tenir par la main et ne pas vous lâcher, serrez bien fort ! ajoutai-je. Et l’un des pauvres êtres me répondit avec une conviction profonde :
— Oh, je le tiens bien allez, madame, je ne le lâcherai pas !

C’était ma main à moi qu’il n’avait pas encore quittée et qu’il serrait si fort, croyant tenir celle de son frère. Je regardai l’infirmier qui m’aidait et échangeai avec lui un sourire navré. Tous deux, nous étions émus jusqu’aux larmes.

L’aube se leva terne et sale, triste elle aussi, effroyablement. Les arrivées diminuaient. Lorsque l’équipe de jour vint nous relever, il n’y avait plus que très peu de gazés à soigner. En rentrant au cantonnement, je vis de loin la longue file qui descendait vers le quai d’embarquement où un train sous pression les attendait pour fuir ces lieux terrifiants.