Ep 3 - Le grand départ III

Comme je l’ai dit déjà au commencement de ces notes, les examens vous apparaissent toujours beaucoup plus terribles qu’ils ne le sont en réalité. Nous avions comme examinateurs seulement Mme Girard-Mangin et le Dr Mulon, tous deux pressés d’en finir. Là, comme presque partout, je crois ne pas me tromper en disant que les notes étaient déjà données avant que l’examen ait eu lieu. La question chirurgie fut réglée en cinq secondes, quant à la médecine et à l’administration, cela marcha comme sur des roulettes et au repas de midi, bien que ne connaissant pas les résultats, nous avions tout de même un peu moins d’angoisse que le matin.

A 3 heures de l’après-midi, nous fûmes mandées à la salle d’études et là, comme un coup de foudre, nous fut annoncée cette extraordinaire nouvelle :

- Mes enfants, dit le Dr Girard-Mangin, il faut que dans quarante-huit heures, vous soyez sur le front de Champagne !

Bien que nous souhaitions toutes cette chose, elle nous surprit beaucoup. D’abord nous comptions sur une permission avant d’entrer en fonction et elle se trouvait supprimée. Ensuite nous n’espérions pas une si prompte réussite à nos projets et nous restâmes un moment interloquées. Mme Girard-Mangin en profita pour nous lire les résultats de l’examen. Ils étaient bons, toutes nous sortions avec un grade supérieur à celui avec lequel nous étions entrées. L’une de nous était nommée « principale », c’est-à-dire chef. Je ne l’ai pas nommée car elle ne fut pas une vraie infirmière et ne sut pas remplir son devoir. Elle ne resta que très peu de temps dans nos rangs ainsi que plusieurs autres que je n’ai pas nommées non plus, car elles nous quittèrent successivement après un court séjour parmi nous.

Le premier moment de surprise passé, il fallut prendre une décision. L’heure n’était pas aux discours (comme le disait dans son speech je ne sais quel ministre), il fallait agir. Pas une de nous ne pipa*, toutes nous consentîmes à partir. Alors, congé nous fut donné et ce fut une course folle à travers les magasins de la capitale, une prise d’assaut des taxis, une fièvre ardente de dépense de soi-même pendant les quelques jours qui suivirent, si bien que nous ne pensâmes que très peu à nos familles respectives qui, l’angoisse au cœur, nous attendaient pour une permission et, au lieu de cela, allaient recevoir un avis de départ pour le front.

La veille du jour où nous devions quitter Paris, nous fûmes présentées à celle qui devait être notre principale (au-dessus de l’autre), Madame Raoul-Duval qui se trouvait dans un hôpital de la capitale depuis déjà quelque temps et que le ministère renvoyait au front, à la tête de notre équipe. L’impression fut bonne ; malgré son air fier et un peu sévère, on la sentait bonne et elle nous plut. Nous pensâmes que celle-ci était réellement chef dans toute la force du terme.

Le lendemain, le cœur un peu battant d’émotion, nous étions toutes sous les armes, réunies dans le couloir central de l’école. Nous faisions nos adieux émus aux compagnes que nous quittions, au personnel de l’hôpital (nos chers blessés nous avaient déjà donné tous leurs vœux de bonne chance) et les cantines chargées sur une auto, nous prenions à 1 heure de l’après-midi, le chemin de la gare de l’Est.

Ce départ ne passa pas inaperçu. D’abord, nous étions nombreuses et le hall de la gare encombré de permissionnaires et de familles venant faire leurs adieux aux gars qui repartent et qui se doutèrent de notre lieu de destination. Nous savions que nous allions à l’HoE 32*, rattaché à la 6ème armée. A la gare, nous sûmes que le lieu où se trouvait cet hôpital était Mont-Notre-Dame, dans l’Aisne, à 122 kilomètres de Paris et environ à 10 kilomètres de la ligne de bataille. Des journalistes nous photographièrent. Mme Girard-Mangin nous accompagna jusque dans le wagon, chose qui ne s’était jamais vue et monsieur Mulon lui-même vint nous dire au revoir. Le tout contribua à nous énerver passablement et jusqu’à la fin, nous fûmes en proie à un entrain formidable. Le train s’ébranla vers 2 heures de l’après-midi, quelques minutes plus tard, nous avions quitté Paris et nous roulions vers l’inconnu. Alors une détente se produisit, nous ne perdîmes pas courage, oh non ! mais la fièvre du départ tombant tout à coup, nous envisageâmes froidement la situation et à notre joie de voir enfin notre rêve se réaliser si vite, se mêla une pensée inquiète pour ceux que nous laissions en arrière, qui pour la plupart, ignoraient encore notre départ, mais qui bientôt l’apprendraient et sûrement en seraient bien peinés.

Cependant, de trop longues réflexions dans ce sens étaient interdites puisque nous l’avions voulu et il fallait marcher de l’avant. C’est ce que nous fîmes et en attendant mieux, nous contemplâmes les riants paysages de la Marne, qu’en 1914 l’ennemi avait foulé de sa botte sans parvenir à le conserver en sa possession. L’après-midi se passa sans incident, le train marchait lentement et s’arrêtait bien souvent et très longtemps, de sorte que bientôt les premières ombres de la nuit descendirent lentement, et dans la mélancolie très douce de ce soir de printemps, une cloche sonna joyeusement, annonçant aux fidèles Pâques pour le lendemain. Une prière monta de nos cœurs vers le Dieu victorieux, et nous associâmes dans une même pensée ce que nous quittions et ce que nous allions affronter. Le train repartit pour s’arrêter de nouveau après quelques kilomètres et tout à coup, l’une de nous tendant l’oreille dit tout bas : « Qu’est-ce ? Qu’entend-on ? » Toutes, nous écoutâmes : un roulement sourd, étouffé, comme un bruit lointain d’orage avec, de temps à autre, un coup plus fort parvenait jusqu’à nous. Un frisson nous parcourut toutes quand l’une de celles qui « l’avait déjà entendu » dit, en même temps que nous le devinions : « C’est le canon ! »

A partir de ce moment, nulle ne parla plus, toutes nous réfléchissions : la nuit était venue tout à fait et le voyage continua lentement, dans l’ombre. A mesure que nous approchions, le roulement devenait plus distinct et lorsqu’à 11 heures et demi, l’employé vint dire que nous étions arrivées à Mont-Notre-Dame et que nous descendîmes du train, notre regard fut attiré par des raies de feu, qui, en face de nous, striaient le ciel noir et nous apprirent ainsi la direction du front.