Ep 14 - Dans la guerre XI

21 Octobre - Les arrivées de gazés sont moins nombreuses mais continuent quand même toute la journée ; aucune arrivée de blessés. La canonnade ne cesse pas et, comme hier, redouble vers le soir.

22 Octobre - Toujours des ypérités. Je suis de nouveau désignée pour passer la nuit, mais il n’y en a que quelques-uns lorsque je prends le service. A onze heures, les arrivées cessant, nous nous couchons sur des brancards, ensevelies sous des monceaux de capotes, car il fait froid.

23 Octobre - Je commençais à m’assoupir vers 1 heure du matin lorsque la canonnade devint d’une telle violence que nous sortîmes, attirés au dehors comme par un aimant. Dans la nuit très noire, une nappe de feu tachait l’horizon, on n’entendait aucune détonation mais seulement un roulement continuel et assourdissant et nous sentions tout notre être frissonner de terreur en pensant que des êtres humains, des hommes comme nous, étaient là-bas, tapis dans des trous sous cet ouragan de feu et d’acier, n’attendant qu’un signal pour s’élancer à l’assaut, à la mort presque inévitable. En songeant à l’agonie morale qui doit être la leur, une angoisse serre nos cœurs et nous fait trembler.

Les minutes passent, les heures, et l’effrayant vacarme ne cesse pas, au contraire, par moments il semble encore s’accroître s’il est possible. Bien que nous soyons au moins à douze kilomètres à vol d’oiseau des batteries qui vomissent ce cataclysme, les baraques tremblent comme agitées par un vent d’orage ! Il semble que nous aussi nous sommes secoués et prêts à être engloutis.

Un poilu près de moi dit : « Jamais je n’ai entendu un barrage pareil ! à Verdun c’était bien aussi violent mais pas si long ! ». Un autre, un gazé qui a été soigné et que le bruit retient au dehors près de nous, ajoute «Mince ! Qu’est-ce qu’ils prennent les pauvres copains. On a eu de la veine d’être amochés avant ».

Les heures s’écoulent, l’aube blanchit le ciel et atténue peu à peu la lueur sanglante qui nous fascinait. Nous sommes toujours dehors, je regarde mes compagnons, ils ont les traits tirés et pâlis, le regard angoissé. Nous ressentons un peu de l’angoisse terrible que doivent éprouver nos frères là-bas. Vers 5 heures, un soldat, la tête penchée en avant, l’oreille au guet, dit ; « Ca y est ! le tir s’allonge, l’attaque est déclenchée ». Alors le front courbé, nous rentrons. Dans quelques heures ce sera notre tour de travailler… et quel travail, mon Dieu !

Après la relève, à 7 heures, j’ai comme l’intuition qu’il doit y avoir des blessés dans ma salle. J’y vais, et de fait, je la trouve comble. Des artilleurs blessés au cours du bombardement et les premières victimes de l’attaque, ceux qui sont tombés en posant le pied sur le parapet des premières lignes. Ce sont tous de légers blessés. Ils sont contents, ça marchait bien, les boches prennent. Le canon s’est complètement tu et ce silence, après l’effrayant vacarme d’ il y a quelques heures est impressionnant.

Dans la journée, des artilleurs viennent voir un de leurs camarades qui, blessé, se trouve dans ma salle. Ils m’apprennent que le fort de la Malmaison, qui était l’objectif principal, est tombé entre les mains des français presque tout de suite. L’attaque semble avoir donné de bons résultats mais les pertes sont sensibles. On ajoute tout de suite que celles de l’ennemi ont été du double.

Cette fois tout est très bien organisé sous le rapport de l’évacuation. Des automobiles emmènent de suite, après triage, les blessés légers dont l’opération n’est pas d’extrême urgence vers Meaux. Les autres sont opérés de suite et les trains les emmènent vers l’intérieur. Restent seulement les intransportables. Dans la journée, le chirurgien-chef vient me dire que ma salle, aussitôt l’évacuation terminée, sera transformée en salle d’hospitalisation pour les intransportables qu’il aura opérés. Je tremble un peu !

24 Octobre - Mes évacuables sont tous partis. La salle, nettoyée presto est, à midi, prête pour recevoir les grands blessés. Le premier qui arrive est un gentil petit chasseur. Ses yeux immenses font le tour de la salle qui est vide et s’arrêtent sur moi : « Je suis donc tout seul ici, mademoiselle» Je le tranquillise… tout à l’heure, il y en aura d’autres, beaucoup. Je l’installe. Il s’appelle André Poupon, il a un projectile dans le poumon qui n’a pas été extrait… pauvre enfant. Tout l’après-midi on me ramène des blessés d’une autre salle et bientôt la moitié des lits sont occupés par de très grands blessés.

La pluie fait rage et sûrement gêne les opérations militaires. Toutefois cette dernière attaque avait été prévue de peu d’envergure et il paraît qu’elle a réussi.

25 Octobre - Le travail est excessif avec tant de grands blessés, on n’arrive pas à tout faire et c’est navrant de voir qu’on ne peut pas les soigner comme ils devraient l’être. Plusieurs de mes blessés sont en danger de mort. Comme c’est triste !

27 Octobre - Le service des B.A. étant dégagé, on m’adjoint Mademoiselle Rouhaud pour m’aider. Elle est tout à fait gentille et nous nous entendons très bien. Le travail est toujours aussi dur. Il y a des évacuations mais il y a des entrants. Les chirurgiens avec qui nous travaillons sont très capables et d’excellents chefs pour nous.

28 Octobre - Pour la première fois, je viens de perdre un de mes blessés et cela m’a paru si dur. C’est le pauvre petit Poupon, le premier entré. Le projectile non extrait s’est déplacé et provoqué une hémorragie interne qui a entraîné la mort. Cela a été si subit, si foudroyant ! On devait l’opérer aujourd’hui.

Mon Dieu, comme c’est triste ! Lui qui voulait vivre !! Et sa mère à qui il faut apprendre cette affreuse nouvelle. Ah ! comme l’on peut avoir des jours de découragement !!!