Ep 12 - Dans la guerre IX

Seulement dans « le militaire », comme disent les poilus, on vous dit toujours « Faites ! » mais on ne vous donne jamais rien pour le faire. C’est un principe, de mémoire de soldat, on n’a jamais vu que l’on ait donné un ordre et en même temps le moyen de réaliser cet ordre sans en être réduit à employer dans toute son ampleur, le fameux « système D », devenu légendaire, surtout depuis la guerre. Voilà des salles qu’il faut transformer de fond en comble, où il faut installer une salle de pansement et vous avez pour cela trois fois rien. Avec cela, les infirmiers de l’ambulance qui doivent travailler avec nous ont rudement oublié d’être dégourdis. Je pense avec amertume au caporal que je viens de quitter et qui lui était un peu là pour cela.

Enfin, nous nous y mettons avec ardeur, nous aidant les uns les autres et nous communiquant mutuellement les tuyaux que le hasard nous fait découvrir, et après avoir chipé et rapiné de droite et de gauche, avoir réussi à faire signer, à travers le formidable dédale de bureaux et de contre bureaux, les bons nécessaires à l’alimentation de notre salle de pansement et de notre cuisine, ce qui est encore le plus difficile à obtenir, ça finit par prendre tournure. On a même réussi à peindre quelques salles en blanc, c’est les riches, ça ! La mienne l’est pas !

6 Octobre - Une conférence nous est faite par monsieur Dieulafé sur les terribles effets d’un nouveau genre de gaz envoyé par les allemands et qui brûle, dit-on, toutes les parties du corps qu’il peut aggriper et fait en ce moment énormément de ravages. Il nous a dit les précautions à prendre au cas où de ces gaz seraient envoyés dans l‘ hôpital, ce qui semble peu probable mais qui, en somme, pourrait arriver. Elles sont bien nombreuses ces précautions et je doute qu’avec des malades on puisse jamais arriver à les réaliser. J’espère que nous ne serons pas bombardés par des obus asphyxiants.

De semblables conférences sont faites aux médecins et aux infirmiers. Tout le monde est prévenu et nous commençons, entre nos heures de travail, la confection de petits paquets de bicarbonate dont chaque poilu sera désormais muni. En cas d’atteinte par les gaz, ils doivent faire dissoudre la drogue dans un quart de liquide, se
gargariser avec la moitié et avaler l’autre moitié.

Un service est installé aux éclopés pour recevoir les gazés : il comprend une salle de déshabillage, une salle de douches et une salle avec une installation spéciale pour leur laver les yeux, le nez, la gorge. Tout cela en vue de cette attaque qui semble devoir avoir lieu vers le milieu de ce mois.
L’installation de nos salles est terminée. Les travaux de terrassement continuent. Une autochir, la 19, arrive pour prendre le service des B.A. et comme il n’a pas d’infirmières pour l’hospitalisation, Mme Raoul-Duval part à Paris pour demander du renfort à l’école Edith Cavell. L’aviation allemande est de plus en plus active. Leur Q.G. doit se méfier.

8 Octobre - Le renfort en infirmières arrive : une principale, ronde et large comme une tour et quatre infirmières qui ont l’air très bien. En ce moment la direction vient d’avoir l’idée de remédier au manque de confort de nos baraques et fait remplacer nos couvertures par des portes. C’est un tohu-bohu épouvantable. Avec cela un temps infernal, pluie et vent à outrance, tout à fait un temps d’offensive ; et des nouvelles pensionnaires à caser et à instruire, c’est tout à fait mignon. Les nouvelles sont : la principale, mademoiselle Gouteyron, les infirmières, mesdemoiselles Henry, Martin, Cardinal, Rouhaud.

Cet après-midi, en faisant une tournée de rapinage, j’ai tout à coup entendu au-dessus de ma tête un sifflement léger qui m’a fait lever le nez. Je n’ai rien vu mais j’ai entendu presque aussitôt un éclatement sec un peu en arrière. Les boches, de nouveau, bombardent Bazoches. Les services sont ouverts. Il y a à peine quelques blessés mais l’attaque est proche.

12 Octobre - Le médecin principal est limogé N° 1 ; tout colonel qu’il est, il a trouvé plus fort qui l’a fait pirouetter. Nous le regrettons tous car c’était un bon chef. Il est remplacé par un autre colon qui crie encore plus fort que lui.

20 Octobre - Ce soir, comme je revenais de ma baraque vide où la consigne m’avait tenue tout le long du jour malgré l’absence de blessés, j’ai vu…
Il faisait très noir et je suivais le chemin de caillebotis qui surnage dans le lac de boue gluante lorsque je vis venir dans l’ombre, en sens inverse, une colonne d’êtres humains. Je m’arrêtais. C’étaient des poilus mais leur attitude était étrange. Ils marchaient en se soutenant l‘un l’autre, hésitants, trébuchants, comme incapables de se conduire. Comme ils approchaient, je vis que beaucoup d’entre eux avaient les yeux bandés et que d’autres tâtaient le chemin avec leur canne comme des aveugles.
Cette colonne descendait vers le quai d’embarquement où, vraisemblablement, les hommes allaient prendre le train. Et il en arrivait encore et toujours, la colonne n’avait plus de fin. J’étais muette de saisissement. Tout à-coup, d’un groupe qui passait devant moi, deux soldats qui se donnaient le bras se trouvèrent brusquement séparés du gros de la troupe et, perdant contact avec leurs camarades, continuèrent leur marche hésitante et incertaine dans une fausse direction. Je bondis vers eux et les rattrapai : « Où allez-vous les enfants ? » Ils s’arrêtèrent tous deux.

— Prendre le train, madame, pour être évacués, me répondit l’un d’eux.
— Mais, vous vous trompez, ce n’est pas par là !

Et, leur prenant la main, je les ramenai doucement vers la bonne voie. « Ah ! gémit l’un d’eux, on est malheureux, on n’y voit plus clair, tous on est aveugles. - Mais qu’est-ce qui est donc arrivé, demandai-je avec effroi, voyant toujours grossir la colonne, ne comprenant pas encore, pourquoi êtes-vous tous aveugles ? On a été gazés, répond sourdement l’homme pendant que sa main se crispe dans la mienne, ah ! les vaches ! je ne sais pas quelle drogue d’enfer il y a là-dedans, mais c’est atroce ! »