Ep 10 - Dans la guerre VII

Je reviens de perm par une nuit claire au possible. Depuis La-Ferté-Milon où l’on éteint la lumière, nous voyons dans le ciel et de tous les côtés, d’innombrables fusées qui brillent et s’éteignent, aussitôt remplacées par d’autres. Les poilus qui sont dans le train disent :
« Les boches se promènent ! ». Et tout le monde scrute le ciel noir, essayant de distinguer quelque chose.

Mais, bernique ! il n’y a rien à faire. Le train file le plus silencieusement possible et, dans les gares, juste les feux indispensables et pas de bruit. Au cours d’un arrêt, un poilu qui écoute de toutes ses oreilles dit : « Nous sommes suivis par un fritz !! ». Cette déclaration fait sensation, tous nous écoutons dans un profond recueillement.
Il nous semble en effet percevoir le ronronnement féroce de la machine boche. Mais le train repart et continue sa course silencieuse.

A minuit, je débarque toute seule, ma foi, à Mont-Notre-Dame ; j’assure ma musette sur mon épaule et d’un pas délibéré, je me dirige vers l’HoE dont j’aperçois dans la nuit la masse importante.

Evidemment, y’a du boche dans l’air, car les fusées continuent de plus belle, trois projecteurs balaient le ciel en tous sens et, comme j’atteins la première baraque, un miaulement significatif, suivi d’un éclatement sec, se fait entendre en avant dans la direction de Braine ; il est suivi d’un barrage copieux et cette satanée mitrailleuse en arrière se met de la partie ! Quelle réception, mes aïeux ! Je rentre ma tête dans les épaules et continue mon chemin en pensant : « pourvu que ces abrutis de boches ne lâchent pas une dragée juste sur ma petite personne. Il y aurait de quoi l’anéantir et nul ne saurait ce qu’elle est devenue ! » Tout à coup, je m’arrête net en face des ruines de mon service qui s’étalent sur le bord de la route blanche. Dans la nuit, je distingue confusément des tas de matériaux et comme j’avais entendu parler souvent d’un départ et que j’ignorais le bombardement du 12 Juillet, je pense aussitôt que nous plions bagage pour aller ailleurs et que j’arrive juste à point pour procéder au déménagement.

Comme le tintamarre au-dessus de moi continue de plus belle et que j’entends siffler trois ou quatre culots d’obus qui retombent en douce, je me dirige vers notre
« abri » de carton goudronné. Comme j’ouvre la porte, j’entends le bruit d’une fuite éperdue au dedans. Je pénètre très doucement, croyant tout le monde endormi. J’ai à peine fait trois pas que je vois poindre par la jointure d’une couverture, une tête casquée aux yeux ahuris et je reconnais la mère Lienhart. Comme au même moment les boches envoient une bourrade*, la tête est rentrée aussitôt en vitesse. Puis elle ressort, suivie bientôt dans tous les coins de quantité d’autres têtes. On se reconnaît ! Ah, c’est toi ! entre ici ! Malgré les boches, on s’embrasse et me voici assise sur un lit. Qu’on te raconte, tu ne sais pas ! Ah ! Ils en ont fait de belles… (violente détonation tout près, arrêt dans le récit !). L’effroi passé, on me colle un casque sur la tête.
— D’abord, mets ça parce que tu sais… Ah, les cochons !
— Laisse donc, dis-je, un peu de plomb dans les méninges ne me ferait pas mal du tout.

Suit un récit entrecoupé de l’événement du 12 avec des détails à n’en plus finir et cette conclusion jetée par Mme Lienhart : « On y mourra tous ici. » Doucement, doucement, c’est pas pour ça qu’on est venues, il s’agit au contraire d’en tirer ses os et cela n’est pas difficile car les clampins tirent bien mal. Comme pour me donner tort, un craquement formidable tout près, nous fait baisser la tête. Mais ce n’est pas encore pour nous, ça s’est perdu dans un champ. Peu à peu, le tapage diminue, les boches sont passés, dans quelques heures ils repasseront mais j’espère que je dormirai. J’ai compris maintenant pourquoi mes baraques étaient déglinguées ! Ah ! les bandits. Je m’endors lourdement car je suis bien lasse et je ne les ai plus entendus.

Le lendemain, je fais une petite tournée d’inspection dans l’hôpital. Je trouve des tas de choses nouvelles. Chaque fois que l’on s’absente, cela arrive. Je fais visite à notre petite chapelle que j’aime tout plein et je vais jusqu’au cimetière où je me plais. Il est si calme et si reposant. Toutes ces petites tombes uniformes avec leur entourage de bois, leur petite croix noire où s’inscrit le nom du pauvre soldat, le numéro de son régiment avec, cent fois répétée et toujours la même, cette phrase que l’on retrouve partout dans le Nord et l’Est de notre pays et qui en dit si long « Mort pour la France ». Combien de ces pauvres enfants ont emporté avec eux le bonheur d’une famille entière ! Combien auraient voulu vivre et sont là, couchés pour toujours ! La cocarde du souvenir est attachée à chaque croix et bruit doucement au vent du soir tandis que le soleil couchant accroche à chacune d’elles un de ses rayons mourants. Notre pensée vole vers l’infini, vers la vie nouvelle où ils sont entrés.

Le travail en ce moment dans l’hôpital est presque nul. Les services sont répartis, moi je n’ai pas d’ouvrage. Je commence une vie oisive que je meuble de mon mieux. C’est là l’ennuyeux des hôpitaux du front. Nous avons des périodes de travail fou où l’on ne peut arriver à tout faire, puis ensuite d’autres périodes où il faut attendre et rester inactif.
Les avions allemands continuent à nous faire des sarabandes nocturnes mais nous finissons par nous y habituer. D’ailleurs, il est inutile de s’émouvoir, attendu qu’il n’y a aucune espèce d’abri et qu’il faut rester à son poste, même si vous êtes au repos et que ce poste soit votre lit.

A midi tapant, par un soleil resplendissant, juste comme le clairon jetait joyeusement dans l’air les notes claires de l’appel à la soupe, une détonation furieuse claqua juste en face de nous, en plein sur le village. Deux autres détonations aussi violentes que la première vinrent aussitôt la renforcer toujours dans la même direction, puis plus rien. C’est un avion allemand qui vient de bombarder le village qui n’a pourtant pas grande importance stratégique. Les habitants affolés se sont faufilés dans les caves et les carrières, mais l’alerte n’a pas eu de suite, l’oiseau ennemi a jugé que, pour cette fois, c’était suffisant et remontant rapidement, il a disparu dans les nuages de toute la vitesse de son moteur. Notre Fabalou qui était au village en revient, terrorisée. Un homme a été tué dans la cour de sa maison.

Nous allons à Fère-en-Tardenois, chez le dentiste. Cela fait une distraction, mais ce qui m’amuse le plus, ce sont les retours que l’on fait généralement en camion automobile. Ces camions, c’est un vrai poème. Comme la pluie s’est mise de la partie, lorsque notre énorme machine bondit sur la route ravinée, défoncée et aux ornières pleines d’eau, si par hasard quelque malheureux piéton se trouve à proximité, il est arrosé de boue… Et comment, le malheureux ! Et puis cela fait un tel potin qu’il est impossible de s’entendre et cela me fait rire. Si je n’étais pas infirmière, je voudrais être chauffeur ; le conducteur à qui je fais cette confidence m’assure qu’il me céderait bien volontiers le volant. Ma joie l’amuse et je crois qu’il va plus vite à cause de ça, c’est toujours les piétons qui prennent.

J’ai une salle, la 17. Ce matin il y a eu une arrivée de blessés, un coup de main et l’on a rouvert la salle qui était fermée depuis quelques semaines ; comme l’infirmière qui s’en occupait s’est cassé le bras, je suis désignée pour la remplacer. Elle est ouverte pour servir de salle d’attente précédant l’opération. Elle reste ouverte une matinée puis elle est refermée. De nouveau, j’attends.

Mme Raoul-Duval part en permission pour régler les derniers préparatifs relatifs à une cantine* qu’elle veut ouvrir dans l’HoE, ce qui est une très bonne idée. Fabal l’accompagne, mademoiselle Germain la remplace.

Ce matin à 5 heures, nous sommes tirés de notre sommeil par une détonation vociférante suivie aussitôt d’une autre, puis d’une autre encore. C’est un avion qui a de nouveau tiré sur le village. Les mitrailleuses et le 75 lui servent un barrage au travers duquel il a passé, bien sûr. Cette fois les bombes sont tombées un peu en arrière du village sur le cantonnement du train qui se trouve sur le versant de la colline opposé à celui que nous voyons. Cinq soldats ont été amochés, dont trois tués. Les chevaux ont pris aussi. Ma salle 17 est de nouveau ouverte, cette fois-ci pour rester ; elle devient salle d’évacuation pour B.C. Toutefois comme en ce moment le secteur est très calme et qu’aucune action d’infanterie n’a lieu, nous n’avons relativement que peu de blessés. Seule l’artillerie s’agite assez fréquemment et sert parfois des tirs de barrage qui nous font trembler, bien que nous soyons au moins à quinze kilomètres des lignes. Lorsque le tir a été fourni par les boches, nous avons des blessés qui, en général, sont évacués 48 heures après leur entrée, le service d’évacuation marchant très bien en ces temps calmes. Et puis, il y a les coups de main, les reconnaissances qui parfois nous amènent quelques éclopés. Parfois aussi, nous restons des semaines entières sans voir l’ombre d’un blessé.

Je prends donc cette salle 17 avec pour infirmier major, un caporal du nom de Boulez qui est peut-être un charmant garçon mais qui, pour le moment, vient d’avoir un différend assez sérieux avec une infirmière et comme les majors, naturellement, ont donné raison à l’infirmière en question, il est furieux contre elle en particulier et contre toutes les infirmières en général. Il ne peut plus les encaisser et toute la journée, il déblatère furieusement contre elles. C’est bien là ma veine ! Il fallait que ça m’arrive à moi, ça. La vie, les premiers jours n’est pas commode, je laisse calmement passer ce flot de colère qui s’apaisera de lui-même et de toutes mes forces, je m’applique à lui prouver que tout le monde ne se ressemble pas sur la terre et qu’il peut tout de même, dans cette corporation qui, hélas, n’est pas très prisée, et cela par sa faute, qu’il peut y avoir des membres pas encore gangrenés. Je fais abdication complète de mon rôle et, au risque de lui paraître une ânesse parachevée, je lui laisse la direction et l’initiative en tout. Il est d’ailleurs très capable et amateur de chirurgie que moi je déteste. Donc, il dirige avec fureur et moi je viens par derrière sans rien dire, à la grande satisfaction des deux infirmiers, deux bons vieux ecclésiastiques, Mrs Balet et Lagrange dont j’ai gardé le plus délicieux souvenir et qui avaient certainement peur que nous nous rossions, l’infirmier et moi.

Au bout d’une semaine de cette vie un peu pas drôle, le caporal commence à me regarder un peu moins furieusement et pense que peut-être il pourrait s’entendre avec moi. A partir de ce moment, nous fûmes les meilleurs camarades du monde et là encore, je passai plus d’un mois dont je me souviens avec plaisir. Lorsqu’il n’y avait pas de blessés, nous faisions du jardinage ou bien des cours de cuisine dans lesquels nous étions très versés, ou bien encore des devinettes, sport cher au caporal et où, du reste, il excellait.

Monsieur Balet entreprit même au cours de nos heures de loisir de me donner des leçons de latin ; j’acceptai et, en échange, il fut convenu que je lui donnerai des leçons d’argot. L’effet fut tel qu’on pouvait s’y attendre : je ne fis aucune espèce de progrès en latin, mon esprit rebelle refusant de s’assimiler les terribles déclinaisons de cette science ; par contre, le bon père Balet, et même monsieur Lagrange qui assistait parfois aux leçons, firent de tels progrès en argot qu’ils en surent bientôt autant que moi et qu’il fallut que le caporal prit la direction des cours car il était plus calé encore que moi sous ce rapport. Cela nous fit rire bien souvent.

Monsieur Lagrange qui ignorait totalement au début ce que c’était qu’une « thune* » aurait pu, à la fin de ses classes, en remontrer à beaucoup. C’est aussi avec eux que je pris quelques cours d’astronomie, le soir lorsque je revenais faire ma tournée vers 9 heures. J’appris le nom de beaucoup d’étoiles, mais je ne les ai pas retenus.