Ep 6 - Dans la guerre III

10 Avril - Nous avons pris possession de la baraque qui doit nous servir de cantonnement. Elle n’est pas encore terminée mais peu importe. Nous continuons l’œuvre des charpentiers et nous allons essayer de nous installer le plus confortablement possible. Nous avons tout d’abord cloué des couvertures tout au long du couloir central pour isoler chaque case dudit couloir et chaque jour verra, je pense, un changement de plus.

Il y a ainsi quatre baraques Adrian réservées aux équipes d’infirmières, deux équipes pour l’hospitalisation (grands blessés intransportables), une équipe pour les B.C.* (blessés moyens ne pouvant pas circuler à pied), une équipe (la nôtre) pour les B.A. Une cinquième baraque forme le réfectoire commun et trois ordonnances sont mises à notre disposition. Jamais je n’ai vu un tel personnel et cela m’intimide un peu. Le temps est toujours aussi laid.

12 Avril - L’installation des salles d’opérations est à peu près terminée. Quant à nos salles soi-disant d’hospitalisation, cela laisse un peu à désirer. C’est troué comme des écumoires, il pleut partout et nous sommes obligées de tirer les lits dans tous les sens pour éviter le plus possible que les blessés soient mouillés. Et puis il fait bien froid, mes pauvres gars sont tous raides le matin.

Ma salle 5 étant pleine (quarante-cinq blessés) et le train n’arrivant pas, la salle 6 commence à s’emplir. Ils sont tous gentils au possible. C’est épatant cette vie de camarades. Mademoiselle Pesqué est allée diriger la stérilisation. C’est Mademoiselle Bedts qui travaille avec moi. Mais à force de laver les poilus, nous en avons des engelures. Quel métier ! Ce soir les poilus m’ont appris que ce z.i.i.i.ou.. prolongé suivi d’un éclatement sec que l’on entendait de temps à autre depuis le matin marquait le passage d’un obus à proximité. Les boches2 bombardent Bazoches qui est un centre de ravitaillement. Tous les gars jugent l’endroit dangereux et voudraient bien décamper.

14 Avril - Enfin le train tant désiré est là et nos poilus, joyeux au possible, sont embarqués, qui ZA, qui ZI. Le caporal infirmier qui s’y connaît déclare qu’il y a bien longtemps qu’il n’a pas vu évacuation aussi gaie. Me voici sans travail mais je ne pense pas que ce soit pour longtemps car l’offensive semble proche.

Ce soir nous avons grimpé sur le Mont. Le temps était plus clair et nous avons regardé tirer les grosses pièces françaises qui sont proches. L’artillerie est très active et nous sommes maintenant familiarisés avec la voix du canon. Les boches continuent à bombarder Bazoches tous les jours à peu près à la même heure.

15 Avril - La pluie a recommencé d’une façon
épouvantable. L’hôpital est alerté pour demain.

16 Avril - Toute la nuit, le canon a tonné avec violence et ce matin de bonne heure, l’attaque s’est déclenchée et nos soldats sont montés à l’assaut de ce que l’on appelle le « Chemin des Dames ». Quelle misère ! et faut-il, Grand Dieu, que le génie humain soit seulement occupé de la façon dont il faut s’y prendre pour tuer ou rendre inservables le plus grand nombre possible d’hommes.
L’attaque avait à peine eu lieu depuis quelques heures que les blessés arrivaient en masse. Les automobiles se succédaient sans interruption sur la route, mélangées aux camions chargés du ravitaillement en munitions, des troupes qui montaient en renfort, que sais-je encore. Tout cela sous une pluie battante, dans une boue infâme. Les hommes que l’on tirait de ces autos n’étaient plus que de lamentables loques boueuses, sanglantes, brisées, qui geignaient tristement et mouraient par centaines. Alors seulement on comprit ce qui manquait dans l’hôpital et ce non-achèvement constaté quand il n’est plus temps d’y remédier, ce manque presque absolu de choses nécessaires au dernier moment, c’est navrant.

Les équipes chirurgicales fonctionnent sans arrêt, opèrent nuit et jour, les blessés qui tiennent sur leurs jambes sont debout dans les couloirs, harassés, n’ayant plus qu’une vague idée de ce qu’ils sont, ne cherchant pas à savoir ce que l’on va faire d’eux, avec dans leurs yeux qui se ferment de lassitude, un reste de l’effroi de la bataille, de la vision de mort qui les a frôlée et ne les a épargnée cette fois-ci que pour les prendre plus sûrement la fois prochaine.

On opère, on opère sans cesse. L’opération terminée, le malheureux patient encore sous l’effet du chloroforme, est remis tant bien que mal d’aplomb sur ses jambes et, sa petite étiquette sur la poitrine, part tout seul pour chercher un gîte où il attendra le train. Combien en avons-nous pris par la main de ces malheureux, ahuris, titubants, qui se laissaient emmener docilement, horriblement las et découragés, dans la boue glissante, sous la pluie qui cingle la figure et vous glace jusqu’aux moelles.

Dans la baraque où il pleut presque partout, l’infirmier, affolé, une lanterne à la main (la pose de l’électricité n’est pas achevée) court de droite et de gauche, répondant à tout le monde et n’arrivant à satisfaire personne. Le blessé est conduit à un lit où il se laisse tomber ; après des efforts inouïs, on arrive à enlever les énormes godillots, rendus plus énormes encore par la couche épaisse de boue qui forme comme une carapace, puis la couverture est ramenée sur la capote boueuse et trempée qu’il n’a pas le courage d’enlever et un sourire détend sa pauvre face amaigrie et rongée de fatigue et il dit dans un soupir de contentement : « Ah ! c’est bon ça ! » Ce « c’est bon » qui s’adressait à une chose si misérable vous fendait le cœur et vous arrachait des larmes.

Et puis, la faim ! Tous ces hommes mouraient de faim ! J’en ai vu à qui, dans le désarroi, on refaisait deux et trois fois le pansement, croyant qu’il n’avait pas été fait et qui réclamaient à grands cris une assiette de soupe sans pouvoir l’obtenir.

Dans les salles 5 et 6, les seules qui fonctionnaient à peu près normalement, grâce à l’infirmier major, le caporal Rémion qui s’était « débrouillé » et possédait un matériel passable, on parvenait encore à donner à manger à ces pauvres êtres. Rigadin avait planté une boîte à sardines vide au bout d’un bâton et, armé de cette louche improvisée, distribuait force soupe et force singe* à nos affamés, cependant que de temps en temps, on voyait par l’entrebâillement de la porte la face anxieuse de l’infirmier de la salle voisine qui criait : « Dépêche-toi de les faire bouffer et passe-moi ton matériel, les autres la sautent, à côté ! » c’est à devenir fou dans de semblables moments !