Ep 24 - Dans la guerre XXI

Nous courons d’un bout à l’autre de la salle, sautant les brancards en essayant de ne pas les toucher et ils appellent, croyant être sauvés parce qu’ils m’ont vue, d’un grand cri : « Sister ! » Je réponds : « Oui, mon petit, je viens tout de suite » sans penser qu’il est anglais et ne me comprend pas. Oh ! l’effroyable vision d’enfer que j’eus là dans cette journée.

Pendant la matinée, les arrivées de blessés français furent moindres, seuls beaucoup de petits blessés qui s’évacuèrent par leurs propres moyens.

Vers 2 heures de l’après-midi, Marthe Michaudet, en venant voir ce que je faisais, m’apprit (je n’avais rien entendu dire depuis le matin) que les boches avançaient avec une rapidité foudroyante, ayant enfoncé sans beaucoup d’efforts la légère ligne de défense. Les français reculaient sans combattre. L’hôpital de Vasseny, distant de nous d’environ quinze kilomètres dans la direction de Soissons avait reçu l’ordre d’évacuer. Ses blessés et son personnel venaient sur nous. A ce moment, les blessés français commencèrent à arriver en foule. Les autos embouteillées sur la route n’avançaient plus. Les salles de triage, en peu de temps, ressemblèrent à celle dans laquelle je me trouvais.

L’évacuation était activée dans la mesure du possible, les trains se succédaient aussi vite que l’on le pouvait et tous ceux qui étaient transportables furent portés aux hangars d’embarquement. Malheureusement, l’unique voie ferrée était bien encombrée et le tout n’allait que bien lentement.
Dans l’après-midi, les avions boches mitraillant les convois qui reculaient, planèrent au-dessus de l’hôpital à très faible hauteur, on distinguait nettement les croix noires tracées sur leurs ailes. Des combats eurent lieu au-dessus de la formation et des grêles de balles de mitrailleuse s’abattirent sur nous sans qu’il y eut d’accident à déplorer. C’était un crépitement continuel et, bien que nous ne soyons pas habitués à l’entendre de façon si interrompue et surtout si proche, nous vivons dans la bataille sans nous étonner, absorbés par notre travail et ne cherchant pas à mesurer toute l’étendue du danger qui nous menaçait.

A un certain moment de l’après-midi, l’artillerie française reculant, essaya de prendre position sur les hauteurs de Vauxtin, en face de nous et ceux qui virent la manœuvre pensèrent que nous étions perdus, car nous étions fatalement atteints par la réponse boche. Mais ce ne fut qu’une émotion passagère, les officiers d’artillerie durent reconnaître l’inutilité d’un pareil effort et sans tirer, les pièces repartirent.

A aucun moment au cours de la retraite, on ne vit passer dans l’hôpital aucun élément allié. Les soldats contournèrent la formation mais nul d’entre eux ne la traversa.

Vers 5 heures du soir les arrivées de blessés anglais cessèrent. Le capitaine Dick qui surveillait mon service et dirigeait l’évacuation, ordonna le départ des derniers transportables. Il ne resta plus dans ma salle que des agonisants.

— Savez-vous, me dit alors le capitaine, que Vasseny évacue et que les allemands avancent beaucoup ?
— Ah! dis-je, croyez-vous qu’ils viendront jusqu’ici ?
— Oh ! non, dit l’anglais, n’ayez crainte !

Les arrivées de blessés français continuaient, ainsi que le défilé lamentable des éclopés, agrippés les uns aux autres et qui, traversant seulement l’hôpital, filaient d’eux-mêmes vers l’arrière. Vers 9 heures du soir, dans le crépuscule qui descendait lentement vers nous, des flammes jaillirent tout à coup en face de nous, un peu à droite, c’était Bazoches qui brûlait. A ce moment, les boches devaient être tout près de Fismes.

Les infirmières évacuées de Vasseny, quittèrent vers cette heure notre hôpital, on les fit former une colonne et elles partirent vers l’arrière.

C’est en les voyant partir, mais seulement à ce moment, que je commençai à comprendre que nous étions en péril. Aucun ordre n’avait encore été donné pour nous. L’évacuation continuait dans la mesure du possible et le calme le plus parfait régnait. Dans ma salle, un blessé mourait doucement en même temps que se mourait le jour. Les autres étaient devenus calmes, seuls quelques gémissements s’élevaient dans le silence nocturne mais, pour la plupart, las de souffrir, ils ne disaient plus rien, si ce n’est de temps à autre cet appel plaintif, le même dans toutes les langues, celui qui revient toujours lorsque l’on est en détresse et que l’on sent que tout vous échappe : « Maman ! »

Vers 11 heures du soir, je suis harassée, mes yeux se ferment, l’aumônier anglais entre et me dit : « Je viens de recevoir l’ordre de partir ! » Je le regarde sans bien comprendre. Il sort, emmenant Monroe qui, un instant après, rentre et me dit : « mademoiselle, on évacue l’hôpital ! » La nouvelle ne me surprend guère, il me semble que cela devait arriver.

— Et vous, dis-je.
— Nous ne pouvons plus partir, nous restons, dit-il simplement.

En effet, l’ambulance anglaise ne disposant d’aucun matériel automobile et les trains n’arrivant plus, ils venaient de reconnaître l’impossibilité dans laquelle ils se trouvaient d’évacuer leurs deux cents blessés. Immédiatement, le personnel indispensable fut désigné pour rester et les autres partirent.

Je sortis pour voir ce que l’on faisait du côté français. Toujours aucun ordre formel n’avait été donné pour personne. Seuls l’autochir 19 et l’ambulance qui y était accolée venaient de décider le départ, le caporal Denis vint nous dire au revoir en nous conseillant de partir. Mme Breffort étant allée au bureau du médecin-chef pour avoir un ordre, ne reçut que cette réponse : « Attendez ! » monsieur Nourrier et le général Lasney, penchés sur une carte d’état-major, discutaient la possibilité d’une arrivée boche jusqu’à nous sans vouloir y croire. Pourtant, à ce moment-là, je crois qu’ils étaient bien près.

Un peu ahurie, et sans bien réfléchir, je revêtis mon uniforme, bouclai ma cantine (on nous promettait de les enlever) et fourrai dans un sac quelques objets sans trop savoir lesquels puis, avec mademoiselle Rouhaud, nous nous mîmes à la recherche du colonel anglais pour savoir ce qu’il fallait faire, puisque nous faisions partie de son service. Le colonel fut très ému en nous voyant et nous dit : « Nous, nous sommes obligés de rester mais vous, vous êtes françaises, je n’ai pas le droit de vous retenir. Allez, je vous rends votre parole, il faut partir. » Puis nous serrant longuement la main, il nous dit, avec un bon sourire : « Merci beaucoup pour mes blessés et good luck, little sisters. »

En le quittant, nos pas nous portèrent vers l’allée principale traversant l’hôpital et le spectacle qui s’offrit à nos yeux ne nous permit plus de penser à partir.

Les cent-quatre-vingts blessés français (tous gravement atteints) qui restaient dans l’hôpital étaient là, couchés sur des brancards disposés le long de la route, on les avait enveloppés le mieux possible dans toutes les couvertures disponibles, on les avait calés le mieux qu’on avait pu avec des oreillers, mais ils étaient bien mal, ils avaient froid, ils avaient soif, ils souffraient et puis surtout, oh surtout, ils ne voulaient pas être pris par les boches.

« M’sieur le major, disait une petite voix à l’accent faubourien, à côté de moi, est-ce qu’elles vont bientôt venir, les autos ? » Et le major de répondre, d’un ton bourru, bon enfant : « Mais oui, mon petit gars, elles vont venir. » Puis, se retournant vers un autre médecin qui le suivait, il ajouta, très bas, mais j’ai entendu : « Elles ne viendront plus, nous sommes bloqués. »

28 Mai - Nous nous occupons des blessés le plus possible, nous ne pouvons nous résoudre à abandonner, sans ordre, ces malheureux avant leur départ, car malgré tout on espère l’impossible… peut-être après tout aura-t-on le temps… ou une idée. Nous faisons des piqûres de morphine, nous donnons à boire, nous couvrons, nous arrangeons, nous encourageons de notre mieux.

La nuit est très claire et presque calme… De temps en temps seulement, une fusillade courte et rapide venant on ne sait d’où, un ronflement d’avion planant au-dessus de nous et dans l’air ce je ne sais quoi, que l’on sent quelquefois lorsque l’on court un danger qui n’est pas très déterminé, qui vous oppresse, vous gêne.

Vers 1 heure du matin, l’officier gestionnaire s’aperçoit qu’il n’a pas donné d’ordre de départ aux infirmières, il leur ordonne de quitter l’hôpital à l’instant et de fuir comme elles pourront. L’ordre, donné seulement dans un endroit, n’atteignit pas tout le monde, moi je n’en eus pas connaissance. Elles partirent aussitôt dans la direction de la gare, à ce moment un train, destiné à l’évacuation de notre hôpital entrait en gare, mais, au même instant, une vive fusillade éclata tout près à laquelle répondirent d’autres fusillades, un peu dans tous les coins. Nous étions cernés par l’ennemi sans que nous nous en soyons rendu compte et fait prisonniers. Le train fit machine arrière et put repartir, ramassant le long de la voie les blessés qui fuyaient dans des états lamentables. Les infirmières parties au dernier moment, furent arrêtées et ramenées, sauf deux qui réussirent à passer (beaucoup d’infirmières étaient parties sans ordre dans le courant de la journée, ce qui diminua le nombre des prisonnières).

Une ambulance, des autos, des voitures qui partaient à ce moment-là furent toutes ramenées et l’on n’eut pas trop de victimes à déplorer. Après avoir cerné l’hôpital, les boches pénétrèrent dans la formation et en prirent possession. Un officier s’approcha de nous pour voir ce que nous faisions, en reconnaissant des blessés il se retira.

Je ne suis pas prête à oublier l’étrange impression que j’eus, lorsqu’un des blessés près desquels je me trouvais me dit : « Regardez derrière vous, mademoiselle ! ». Je me retournai… juste derrière moi, presque à me toucher, un soldat se tenait debout, il était armé d’un fusil sur lequel s’adaptait un étrange coupe-choux qui n’avait rien de commun avec la Rosalie de nos poilus, et coiffé d’un non moins étrange casque en forme de cloche à melon. Je n’avais jamais vu un guerrier pareil, mais je devinai que c’était un boche.

Je n’ai pas eu peur parce que je ne suis pas froussarde, mais tout de même j’avoue que la constatation me fut plutôt désagréable. Nous étions prisonniers, il n’y avait plus à en douter… Nous étions « faits aux pattes » comme disent les poilus et malgré tout, ça manque de charme.

Mademoiselle Rouhaud et moi, isolées de nos compagnes d’équipe, dont nous ignorions le sort, nous rejoignîmes notre service anglais où nous passâmes le reste de la nuit, pendant que celles du service français s’occupaient de leurs blessés. La fin de la nuit fut calme, rien d’anormal ne se passa. Vers le matin (4 heures à peu près), mademoiselle Rouhaud vint me chercher pour aller voir… Nous ne savions pas trop quoi, du côté de notre cantonnement.