Ep 22 - Dans la guerre XIX

Après la soupe, je reviens. A l’instant on vient d’amener un malade qui, atteint de pneumonie, est en pleine période d’asphyxie. Je crois que le pauvre enfant ne reverra jamais le ciel brumeux de son pays. Jamais, je crois, je n’ai été si désolée.

13 Mai - En reprenant mon service ce matin j’ai une impression terrible de solitude et de lassitude. Je vais de suite au grand malade de la veille. Il est plus mal encore. Son état m’inquiète, je voudrais voir le docteur. Je le dis à l’un des infirmiers qui m’a suivie et m’observe. Il m’écoute d’un air attentif, mais il est évident qu’il ne me comprend pas, et pour cause.

Cela m’ennuie beaucoup et je prends le parti que je juge le meilleur. J’avise Mme Raoul-Duval que je désirerais beaucoup changer de service. Je ne puis accepter la responsabilité d’un service où je ne comprends pas un traître mot et où je suis incapable de me faire comprendre. Oh ! On ne m’a pas enlevé le service, fichtre non. Pour obtenir quelque chose, je ne sais pas comment il faudrait le demander dans ce fichu métier, mais l’on consent à m’adjoindre mademoiselle Jeanneau qui regrettait infiniment la perte de ses « patients » et qui, elle, cause un peu l’anglais.

Ca va s’arranger comme ça puisqu’il le faut mais je ne me sens pas en humeur d’aimer follement mon « English service ». Cependant le personnel en entier est excessivement correct, prévenant et d’une déférence merveilleuse. Enfin, ça va peut-être aller. Puisque Miss Jeanneau cause, moi je regarde afin de me familiariser de mon mieux avec le boulot que je dois abattre.

Le soir, le malade est au plus mal et mademoiselle Michaudet passera la nuit.

14 Mai - Le pauvre petit Tommy agonise encore quand je reviens ! Mais plus longtemps, vers 8 heures, il expire. Pauvre petit, comme il va être enterré loin des siens et comme sa pauvre mère, si elle vit, va pleurer. Oh ! c’est bien triste.

Celui qui est à côté de lui, un garçon superbe et tout jeune, pas 20 ans peut-être, n’est pas bien du tout non plus. Même cas, pneumonie avec asphyxie !

Je commence à mettre de l’ordre dans la salle qui en avait légèrement besoin et j’entreprends le lavage des pieds de tous ces pauvres bougres, opération qui a été, je crois, négligée depuis fort longtemps. Les infirmiers nous regardent d’un air un peu ahuri mais nous aident avec un zèle fort louable et surtout n’oublient pas de temps en temps de nous préparer une tasse de thé qu’ils font du reste très bien. Il fait une chaleur atroce.

15 Mai - Le pauvre petit soldat était si fatigué ce matin quand nous sommes revenues ! Je pense qu’il n’ira pas loin. Toute la journée il a été très agité. Ce soir on a essayé de lui faire une saignée mais ça n’a guère donné. Ce soir, nous voulions le veiller mais le docteur l’a interdit formellement. Deux infirmiers au lieu d’un resteront. Ils sont d’ailleurs merveilleusement stylés et très bons pour les malades.

16 Mai - Je l’avais bien pensé. Le petit Davies est mort cette nuit. C’est infiniment triste, ces morts d’enfants. Si ça continue de ce train, ça va oublier d’être drôle.

18 Mai - Le temps continue à être bien gênant à force de chaleur. Il arrive encore des pneumonies mais moins graves. On a appliqué à plusieurs le traitement à la française d’enveloppements froids et ils s’en trouvent très bien.

La salle est maintenant bien arrangée, tous les lits ont leur couverture rouge, nous avons mis des fleurs sur la table du milieu, ça a même un petit air de fête.

19 Mai - Ce soir on a amené un pauvre gosse dont on n’avait pas encore établi le diagnostic. Bien qu’il comprenne parfaitement ce qu’on lui dit, il est incapable du moindre mouvement. Tout son corps est d’une raideur effrayante. Le soir on nous l’enlève pour le mener à un examen en salle d’opérations. Il est diagnostiqué « tétanos. » Encore un de condamné, ou à peu près. On l’isole en salle spéciale.

20 Mai - Ces anglais sont vraiment effarants. Ils n’ont jamais rien vu. Déjà ils étaient étonnés de me voir pivoter entre les lits et piquer des galops d’un bout à l’autre de la salle, d’une allure qui n’avait rien de guindé ; mais ce matin, j’ai mis le comble à leur stupéfaction en me permettant, à la suite d’une observation très juste ma foi sur le service en général, de faire un pied de nez à l’adresse du colonel.

Ah ! je croyais qu’ils en piquaient une crise. Ils avaient une mine tellement drôle d’ahurissement que je me suis offert une pinte de bon sang comme de longtemps je n’en n’avais prise. J’en ai ri aux larmes et leur ai expliqué, tant bien que mal, qu’en France, un pied de nez était une chose fort correcte que l’on se permettait dans la meilleure société et que ça faisait partie de l’éducation des enfants. J’ai peut-être un peu attigé mais bah ! il est évident que j’ai appris à faire ça étant gosse. En Angleterre, c’est « shocking » il paraît. Ah ! tant pis !

Ils auraient besoin que je les dresse. J’en ai déjà plusieurs qui commencent à être stylés. Ils savent parfaitement ce que c’est qu’un polochon, un ribouis, un plumard ou pajot, au choix, un falzar, une liquette. Ils sont persuadés que c’est du pur français que je leur apprends car les cours se donnent de la façon la plus sérieuse du monde. Ah ! diables d’anglais, ils me font bien rire parfois, mais ça fait rien, je voudrais bien que les « nurses » arrivent, je ne m’y habitue qu’à moitié.

21 Mai - Ce soir, après notre contre-visite, comme nous allions nous retirer, on a amené un malade dont l’état paraissait très grave. Une fois couché, le médecin est venu, lui a fait faire une piqûre par acquit de conscience mais nous a déclaré qu’il était perdu.

Du reste, il n’avait déjà plus sa connaissance, ses yeux restaient fixes et extraordinairement dilatés puis, tout à coup, il poussa un hurlement terrible qui me fit frissonner malgré moi. De ma vie je n’avais vu ni entendu rien de si impressionnant que l’agonie de ce malheureux. Il devint excessivement agité et presque sans arrêt poussa de ces hurlements féroces qui nous glaçaient. Nous étions quatre autour de son lit pour le maintenir et ce n’était pas chose facile. Pour comble, ces cochons de boches envoient de l’avion. Ordre d’éteindre les lumières. Dans la nuit la plus absolue, le malheureux, en se débattant, était tout à fait tombé de mon côté où j’étais seule. Je me trouvais à genoux, serrée entre le paravent et le lit, maintenant comme je pouvais, avec mon bras agrippé au fer du lit, cette tête effrayante dont les yeux hagards me fixaient sans me voir, dont la bouche tordue de douleur laissait échapper presque sans interruption ce cri atroce, que l’on percevait nettement au travers des bruits du tir de barrage qui faisait rage au dehors et des éclatements secs des bombes qui tombaient vers la gare, tout près. Oh ! l’horrible souvenir !

Avec l’alerte qui s’éloignait et dont le bruit diminuait, le calme semble un peu revenir au pauvre être si près de quitter ce monde. Je réussis à le remettre dans son lit, peu à peu ses cris s’espacèrent et diminuèrent d’intensité, le calme précurseur de la mort l’envahit lentement. Vers minuit, voyant que le calme continuait, je laissai mademoiselle Jeanneau qui s’était offerte à rester près de lui et je me retirai.
Le pauvre petit infirmier Harry, certainement le meilleur de tout le service et dont j’ai gardé un excellent souvenir, était tout ému et ne savait comment nous remercier de l’avoir aidé au cours de cette heure difficile ! C’était pourtant notre devoir !

Le pauvre malade mourut vers 2 heures du matin sans avoir bougé, aussi calme qu’il avait été agité et sans avoir proféré une parole. Pauvres, pauvres gens. Celui-là était âgé, il avait peut-être femme et enfants !!!