Ep 23 - Dans la guerre XX

23 Mai - Un ordre d’évacuation presque générale nous arrive. Tous les transportables partent pour Le Havre. Nous nous dépêchons donc d’habiller tous nos gars qui sont rudement contents de défiler la parade ! Ils nous disent gentiment au revoir et, à midi, le train s’ébranle, emportant la presque totalité de nos pensionnaires. Dans notre salle, il en reste seulement quatre.

L’après-midi je reçois la visite de monsieur Poupon qui, au cours de sa permission vient, comme il l’a fait au mois de décembre, visiter le lieu où repose son fils ! Il est heureux de me voir. Ma vue lui rappelle son pauvre petit disparu. Il m’embrasse si affectueusement, je suis pour lui un peu du beau petit chasseur que la mort impitoyable lui a pris. Hélas !

24 Mai - Nous remettons la salle en état. Il y a deux entrants, tous deux atteints de crises nerveuses provoquées par la peur.

25 Mai - La salle est très jolie. J’ai brodé deux abat-jour à pois rouges. Mes infirmiers sont enchantés. Il y a un autre entrant dans les mêmes conditions que ceux d’hier. On parle de l’arrivée des « English sisters » pour demain, mais les malades ne sont guère enchantés de cela. Moi, si !

J’ai demandé et obtenu du capitaine Wood l’autorisation d’aller demain à Mont-Notre-Dame participer aux chants en l’honneur de la Première Communion. Mme Raoul-Duval est partie en permission depuis deux jours et ce matin, notre médecin-chef, le colonel Audibert a quitté l’HoE. Il est remplacé par le colonel Martel.

26 Mai - Ce matin j’ai été reconduire à la gare monsieur Poupon qui amènera la prochaine fois sa femme, puisque le secteur est calme.

Après un rapide coup d’œil jeté à mon service qui est très calme, je monte à Mont-Notre-Dame où nous chantons la messe de communion. C’est très gentil. L’après-midi nous allons également chanter les vêpres. Le bon curé est tout joyeux et n’a, dit-il dans son sermon, ressenti un tel bonheur depuis de longues années.

A 10 heures du soir, comme nous quittons le service après une dernière tournée, le capitaine Wood entre en coup de vent et ordonne pour le lendemain une évacuation de tout ce qui est transportable ; pourquoi cet ordre soudain ?

27 Mai, minuit - Je suis réveillée en sursaut par le bruit d’une canonnade effrayante ! Je saute à la fenêtre pour voir, je ne vois rien mais le bruit est assourdissant, c’est pire que pour la Malmaison en Octobre. Puis tout à coup, je perçois le zzz… prolongé que nous n’avions plus entendu depuis bien longtemps et aussitôt l’éclatement sec, tout près. Je m’ habille en hâte, n’osant guère comprendre. Au dehors, c’est infernal, le canon fait rage et l’horizon du côté de Reims est pourpre et toujours, de temps en temps, l’obus qui s’abat tout près.

J’arrive dans le service où je trouve, comme je le pensais, l’infirmier aux prises avec les trois commotionnés qui sautent de peur dans leur lit, comme des déments. Je le remplace auprès de l’un d’eux qui, me reconnaissant et ému de me voir là à cette heure et par un temps pareil, me baise doucement la main, pauvre gosse ! J’essaie de mon mieux de le calmer tout en prêtant l’oreille aux bruits du dehors. Tout à coup, une série de détonations violentes éclate tout près et secoue la baraque. Elles se succèdent sans interruption, rappelant en plus violent et en plus prolongé, l’éclatement d’un bouquet de feu d’artifice.

Je ne comprends pas très bien tout d’abord, puis une idée (la vraie) se fait jour dans mon esprit, c’est le dépôt de munitions entre Bazoches et nous qui, probablement atteint par le tir boche, saute. Je n’ai guère le temps d’analyser mon impression, le capitaine John entre en bourrasque et ordonne la préparation immédiate des masques à gaz. Manquait plus qu’ça, v’là qu’on prend des gaz à présent ! Mettre des masques à gaz à des malades pulmonaires est un tour de force difficile à réaliser. Nous attendîmes un moment pour tâcher de juger de la gravité de l’émission. Nous éternuons et pleurons à tour de bras, ce sont des gaz lacrymogènes. Le danger ne semble pas réel, je ne mets pas les masques. L’alerte passe !

Vers 4 heures du matin, la canonnade diminue d’intensité, s’espace et meurt tout à fait. Une attaque est déclenchée sûrement. En sortant de la salle redevenue calme, je croise un soldat anglais qui parle français, je l’interroge : « Ca, me dit-il, ce sont les boches qui attaquent, on le sait depuis hier soir ! ». Je ne répondis rien, mais malgré moi, mon cœur se serra. Le Chemin des Dames n’était gardé à ce moment (et nous le savions) que par quelques éléments de territoriale et le corps anglais venu de la Somme depuis quelques jours.

Vers 8 heures du matin, l’évacuation prévue et ordonnée la veille eut lieu avec ordre et calme et les blessés commencèrent à arriver. Ma salle de malades devenue désormais inutile, est transformée en salle de réception pour les grands « shockés » qui attendront là l’heure de leur opération.

Le capitaine Davies vient chercher mademoiselle Jeanneau pour qu’elle prenne le service des officiers anglais où il vient d’arriver quelques blessés. Je reste seule avec Monroe et Jack (les deux infirmiers de jour) et un petit malade convalescent qui nous aide de son mieux et ce que nous avons vu est atroce. Le défilé des blessés commencé vers 9 heures du matin ne cessa plus jusqu’au soir. Les brancards arrivaient sans cesse avant que l’on ait pu dégager la place et bientôt, la salle ressembla à… ma foi non, je ne peux pas dire, je ne sais pas à quoi. Sur ces brancards qui encombraient tous les emplacements libres, gisaient d’épouvantables loques boueuses, sanglantes, meurtries, brisées. Ces loques, c’étaient des hommes, des malheureux blessés, hachés par la mitraille, des êtres qui tous devaient être chers à quelqu’un, des êtres que l’on aimait et qui aimaient eux-mêmes et qui presque tous allaient mourir là sans presque de secours. A peine regardés et écoutés, exaucés presque jamais, bousculés quelquefois, ils restent là des heures entières, attendant que l’on puisse s’occuper d’eux et dans quelle piètre mesure, hélas ! Leurs grands yeux brûlés de fièvre qui vous dévorent au passage pendant que leur bouche horriblement sèche et contractée de souffrance gémit doucement l’éternel refrain : « Drink, water  - A boire, de l’eau ». Avec fièvre, nous coupons les débris des uniformes lacérés, nous consolidons les pansements et aussitôt qu’il est possible nous mettons le blessé sur un lit pour donner la place à un autre brancard qui arrive.

Je pleure de rage en faisant ce travail, de voir tant de misère, tant de souffrance et de ne rien pouvoir. L’un pleure, l’autre chante, un troisième rit doucement en racontant une histoire quelconque, cet autre se croit encore dans la fièvre de la bataille et hurle des commandements, des appels. Sur un lit, tout pâle, un tout petit ne bouge pas et en m’approchant, je vois qu’il est mort.