Ep 7 - Dans la guerre IV

On opère, on opère sans cesse. L’opération terminée, le malheureux patient encore sous l’effet du chloroforme, est remis tant bien que mal d’aplomb sur ses jambes et, sa petite étiquette sur la poitrine, part tout seul pour chercher un gîte où il attendra le train. Combien en avons-nous pris par la main de ces malheureux, ahuris, titubants, qui se laissaient emmener docilement, horriblement las et découragés, dans la boue glissante, sous la pluie qui cingle la figure et vous glace jusqu’aux moelles.

Dans la baraque où il pleut presque partout, l’infirmier, affolé, une lanterne à la main (la pose de l’électricité n’est pas achevée) court de droite et de gauche, répondant à tout le monde et n’arrivant à satisfaire personne. Le blessé est conduit à un lit où il se laisse tomber ; après des efforts inouïs, on arrive à enlever les énormes godillots, rendus plus énormes encore par la couche épaisse de boue qui forme comme une carapace, puis la couverture est ramenée sur la capote boueuse et trempée qu’il n’a pas le courage d’enlever et un sourire détend sa pauvre face amaigrie et rongée de fatigue et il dit dans un soupir de contentement : « Ah ! c’est bon ça ! » Ce « c’est bon » qui s’adressait à une chose si misérable vous fendait le cœur et vous arrachait des larmes.

Et puis, la faim ! Tous ces hommes mouraient de faim ! J’en ai vu à qui, dans le désarroi, on refaisait deux et trois fois le pansement, croyant qu’il n’avait pas été fait et qui réclamaient à grands cris une assiette de soupe sans pouvoir l’obtenir.

Dans les salles 5 et 6, les seules qui fonctionnaient à peu près normalement, grâce à l’infirmier major, le caporal Rémion qui s’était « débrouillé » et possédait un matériel passable, on parvenait encore à donner à manger à ces pauvres êtres. Rigadin avait planté une boîte à sardines vide au bout d’un bâton et, armé de cette louche improvisée, distribuait force soupe et force singe* à nos affamés, cependant que de temps en temps, on voyait par l’entrebâillement de la porte la face anxieuse de l’infirmier de la salle voisine qui criait : « Dépêche-toi de les faire bouffer et passe-moi ton matériel, les autres la sautent, à côté ! » c’est à devenir fou dans de semblables moments !

La nuit était bien avancée que les blessés arrivaient toujours. Nous aidions (Mademoiselle Bedts et moi) le caporal à signer ses pochettes pour que nos blessés puissent partir le lendemain par le premier train, nous aidions aux distributions d’aliments, nous allions de l’un à l’autre, arrangeant une tête, soutenant un bras, essayant de dire un mot qui calme, qui adoucit, et ils ont une telle façon de vous remercier pour trois fois rien ! Au-dehors, le canon s’était tu, seuls la pluie et le vent faisaient rage.

Et le triste défilé continua plusieurs jours durant. Je ne parle que des B.A. parce que c’est le seul service que j’ai vu fonctionner, mais ailleurs les arrivages, pour être moins nombreux, étaient de plus gravement atteints et la misère aussi complète. Aux B.A., on compte une nuit, 1800 entrées !…

Le lendemain de l’attaque, les hommes, un peu remis de leurs terribles émotions, parlèrent et ce qu’ils dirent était terrifiant. Ils dirent comment ils avaient été jetés sur une ligne allemande fortement défendue, comment ils avaient été reçus par une avalanche de mitraille, comment ils avaient été mutilés par l’artillerie française qui tira presque toujours trop court, comment l’arrière, mal organisé, n’avait pu venir à leur aide à temps.

Ah ! ils n’avaient pas reculé parce qu’ils étaient Français mais vrai ! les cochons qui avaient organisé ça si mal auraient bien dû être là. Et dans un sursaut de révolte, ils montraient le poing à un ennemi invisible mais qui, hélas, n’était pas du côté boche. Et leur figure maigre et barbue, aux yeux brillants, aux lèvres pâlies, était terrible à voir. Je les voudrais là un peu, ceux qui sont cause de tous ces meurtres inutiles. Que dire en face de ces réalités. Hélas, pas grand’chose. Les paroles de consolation sont banales et ne servent à rien. La seule chose qui réussisse, c’est la gaieté ! Etre gaie pour tous est une méthode qui m’a toujours réussie. Tous ces grands bougres de poilus sont heureux quand on leur sourit et un mot gentil dit à point, trouve toujours le chemin de leur cœur !

Peu à peu, les trains sanitaires emportèrent vers l’intérieur, vers le soleil et l’oubli momentané, toutes ces pauvres victimes de l’orgueil et de l’ambition de quelques-uns. L’hôpital reprit sa physionomie normale, les travaux recommencèrent. Nous sûmes alors que, malgré l’affolement qui avait régné dans notre hôpital, nous étions les seuls qui soyons parvenus à liquider (si je puis parler ainsi) notre travail. Dans tous les autres hôpitaux du secteur, ça avait été terrible. D’ailleurs cette offensive fut, je crois, la plus malheureuse de toute la campagne et fit l’objet d’une interpellation à la Chambre. Mais je ne pense pas que les coupables aient été punis.

C’est au cours de cette attaque que je vis pour la première fois des boches et en quelle quantité et de quelle façon amochés. Ils furent tous, je ne sais pourquoi, versés dans le service des B.A. (grands et petits blessés). Nous avons constaté là que, pour je ne sais quelle raison, les plaies des allemands s’infectent beaucoup plus facilement que celles des français. Il y eut des cas de gangrène gazeuse par centaines. Il fallut installer une salle d’opérations spéciale pour eux et l’on coupa les membres à la douzaine pour essayer de sauver le plus possible de ces êtres misérables.

Mais tout cela ne put être fait en un clin d’œil et je me souviendrai longtemps de l’impression que j’ai eue en rentrant un jour dans une baraque d’allemands pour faire une piqûre de morphine à un qui souffrait horriblement et se mourait. Une affreuse odeur vous prenait aux narines en pénétrant là-dedans. Cela sentait le fauve ! Entre les lits il y avait des brancards et partout, partout des blessés dont la plupart étaient condamnés à mourir.

Quelle responsabilité terrible pour ceux qui ont contribué de quelque façon que ce soit à déchaîner un fléau pareil ; et combien lourdement pèsera le remord sur leurs épaules le jour où, dégrisés, ils réfléchiront.

25 Avril - Le beau temps est revenu ! On oublie peu à peu les affreuses visions d’il y a quelques jours ! Dans ma salle 5, j’ai encore quelques blessés mais très peu et pas tous les jours. Nous consolidons notre campement et allons souvent faire des pèlerinages au cimetière qui, un peu hors du camp sur le bord de la route, montre ses petites croix noires où sont accrochées les cocardes du souvenir et, peint en blanc, le nom du disparu qui a le plus souvent emporté avec lui tout le bonheur d’une famille.

Maintenant nous avons la visite des avions allemands assez souvent et nous commençons à nous habituer à entendre tout à coup dans le début de notre sommeil, l’appel plaintif du clairon qui, par trois coups de langue, nous avertit du danger. Si, à ce moment, on n’a pas la paresse et que l’on mette le nez à la fenêtre, on voit les projecteurs qui balaient le ciel en tous sens, les fusées de toutes couleurs qui montent et descendent puis, si les avions s’approchent dans cette direction, les 75* se mettent à miauler, les mitrailleuses à crépiter et après un quart d’heure de raffut, tout se tait, l’avion ou les avions sont passés ; le plus souvent ce n’est pas nous qu’ils visent.

30 Avril - Deux de nos compagnes se conduisant mal et ne voulant pas rectifier leur conduite, Mme Raoul-Duval part à Paris pour demander leur changement. La situation est toujours la même mais je crois que quelque chose se prépare encore.

1er Mai - L’aumônier catholique obtient l’autorisation de célébrer dans la chapelle, un Salut du Mois de Marie chaque soir. Nous y allons en grand nombre et chantons de notre mieux.

3 Mai - Les boches essaient d’atteindre la ligne et le pont qui traverse en face de nous par des tirs de 210 mais, comme ils tirent trop court, c’est nous qui prenons. Depuis ce matin, toutes les deux heures, ils nous envoient des bouchées à la reine* qui, heureusement, ne se cassent pas toutes en tombant. Un obus est tombé sur le triage, un autre sur le ravitaillement, personne de blessé. Tout le tour de l’hôpital est copieusement arrosé ; s’ils continuent, nous pourrions peut-être encaisser davantage.