Ep 1 - Le grand départ I

Le 5 Janvier 1917 à 8 heures du matin, lorsque je pénétrai dans la salle d’études de l’Hôpital école Edith Cavell1, mon cœur battait bien fort. Déjà beaucoup de jeunes femmes y étaient réunies et une femme que je n’avais jamais vue et qui se trouvait à une espèce de bureau sur une estrade face aux jeunes femmes susnommées, fixa sur moi un œil clair et perçant et d’un geste bref, habitué au commandement, m’indiqua une place que je pris aussitôt sans demander mon reste. Une fois casée je risquai un œil inquisiteur autour de moi ; je pense que toutes ces jeunes personnes, que le hasard avait ce matin-là réunies dans cette salle, n’étaient guère plus rassurées que moi. En tout cas, l’on n’entendait aucun bruit. La personne que j’avais en face de moi et dont j’ai déjà parlé plus haut, retint plus longtemps mon attention. Elle était assez jeune, ses cheveux coiffés simplement étaient en partie dissimulés par un bonnet de médecin en toile blanche. Ses vêtements étaient également recouverts d’une blouse en même toile. Le tout lui donnait un air masculin qui lui seyait. Elle était douée d’une physionomie intelligente et agréable, bien que la bouche eut un pli très moqueur et, lorsqu’elle parla, sa voix au timbre clair et vibrant, ses expressions nettes et précises nous frappèrent et tout de suite nous intéressèrent.

Les différentes phases de l’examen commencèrent. Car nous nous trouvions là pour subir un examen afin d’être admises à suivre pendant trois mois les cours de l’école Edith Cavell et d’en sortir, s’il était possible, avec un diplôme d'infirmière militaire, corps que le ministère de la guerre français venait de former pour remédier aux vides que la longueur des hostilités avait forcément creusés dans les rangs des bataillons sanitaires féminins. Toutes ou presque toutes les jeunes femmes qui se trouvaient là, avaient déjà servi, beaucoup depuis le début même de la guerre, comme bénévoles et se faisaient militariser dans le but unique de pouvoir aller plus près du front et avoir ainsi, pensaient-elles, l’occasion de se dévouer davantage.

Je n’insiste pas sur les détails de cet examen qui fut, comme presque tous les examens, beaucoup moins terrible qu’on se l’imaginait. Lorsque le soir les résultats furent publiés, à part quelques éliminations, la presque totalité des présentes entendit prononcer son nom et eut le cœur soulagé d’un gros poids. Pour ma part, j’avoue que j’eus ce soir-là une des plus grandes joies de ma vie. J’avais risqué là mon dernier espoir (espoir d’être infirmière aux armées) et le voir couronné comme cela si vite de succès, me remplit d’espoir pour l’avenir. Le temps a passé depuis et de toutes ces jeunes femmes qui, deux jours plus tard, commencèrent avec moi leur service (une quinzaine environ), nous restons seulement quatre qui nous connaissons encore : Mesdemoiselles Germain et Bedts, Madame Lienhart et moi.

Ah ! ces rudes mois de Cavell, aucune de nous ne voudrait les refaire et cependant, toutes, nous nous les rappelons avec émotion. La salle d’études qui nous vit la première avec ses tables d’école. Le pupitre de Madame Girard-Mangin qui nous fit passer notre examen, directrice de l’école et médecin traitant des pavillons de malades où je fis mon plus dur service sous ses ordres. Dans un coin, Oscar, le mannequin sur la face duquel était dessiné un bon sourire et qui nous servit bien souvent d’amusement et dans un autre coin le squelette qui, semblait-il, nous regardait curieusement à l’aide de ses orbites vides. Le tableau noir sur lequel si souvent le Docteur Férié nous fit suivre, preuves à l’appui, les différentes phases de la phlébite simple ou compliquée et les différents étages de la peau, ainsi que les affections du tissu cellulaire sous-cutané. Dieu, avons-nous ri des fois quand même.

Et le couloir sur lequel s’ouvraient toutes les portes de nos petits box, tous meublés de la même façon, avec un petit air avenant, séparés seulement par une cloison un peu plus haute qu’un homme et sur lesquelles l’extinction des feux à 10 heures nous surprit bien des fois à califourchon, faisant une farce à une de garde. Dieu, qu’il faisait froid là-dedans cet hiver-là et comme il nous semblait dur, les nuits de garde, de nous lever à minuit pour aller remplacer la compagne qui avait hâte d’aller se coucher. La voix enrouée de sommeil, on répondait un « voilà » bien bourru, puis il fallait se lever quand même, enfiler le couloir glacé en faisant le moins de bruit possible, sous peine de blâme. Par la fenêtre l’on regardait d’un œil atone le jardin tout blanc de neige et l’on pensait que « là-haut » il faisait plus froid encore pour la faction : allons, haut les cœurs, secoue-toi, c’est la relève !

Et les salles avec leurs trente lits bien fourbis* (dame, il fallait y en mettre** pour l’astiquage). Les malades qui vous accueillaient avec un bon sourire, le travail qu’il fallait exécuter presto en se bousculant les unes les autres et la voix pointue de la monitrice qui invariablement annonçait, dominant les toux plus ou moins prononcées : « Mesdemoiselles, je vous avertis que je suis de mauvaise humeur, si ça ne va pas, les zéros vont pleuvoir ! » On courbait le dos, on rigolait un tantinet, nous connaissions si bien la formule. Les malades aussi la connaissaient et ils s’amusaient bien de ces menaces faites à de grandes jeunes filles, même à des femmes, comme à des bébés. Et les nuits de garde (j’y reviens) avec les poêles qu’il ne fallait pas laisser éteindre sous peine de zéro, toujours. Si malgré toute notre vigilance, l’accident arrivait, il fallait courir les cours et les jardins à la recherche de morceaux de bois ou d’une bonne bronchite, pour réparer la chose autant que possible; et la glace qu’il fallait casser (pour les appendicites et autres maladies de ce genre) par treize degrés au-dessous, nous interrompions souvent la besogne pour souffler dans nos doigts. Et les tisanes et les frictions et encore bien d’autres choses, les appels se croisaient, c’était une alerte continuelle, si bien qu’au matin les bons malades, le regard attendri, nous disaient « Allez vite vous reposer mademoiselle, vous ne l’avez pas volé. »