Ep 11 - Dans la guerre VIII

27 Août - Aujourd’hui a eu lieu l’ouverture de la cantine que Mme Raoul-Duval, de sa propre initiative et par ses seuls moyens, avec bien entendu le consentement du médecin-chef, vient d’installer dans l’HoE. Aujourd’hui on y vend seulement des journaux mais dans quelques jours elle sera complètement achalandée et fera, je crois, le bonheur du personnel et des troupes en cantonnement dans le village.

29 Août - La cantine fonctionne maintenant en entier. C’est une de nos compagnes, mademoiselle Pesqué, qui en prend la direction, moi, j’irai chaque soir pour faire les comptes de la journée. Cela va me faire une occupation de plus, très bien !

Deux autres infirmières de notre équipe sont encore sapées*. Ca ne marchait pas. Bon sang, en faut-il une police pour arriver à réunir à peu près vingt femmes qui se respectent sous le même toit. Deux infirmières sont envoyées par le ministère pour remplacer les deux renvoyées : Mme Leconte, qui sera je crois une très bonne compagne et mademoiselle Vincent qui a été prisonnière pendant deux ans, je crois et qui raconte des histoires terribles. Brrr…

Le ministère permet que pour cet hiver, nous soyons vêtues de « kaki », ce qui sera infiniment plus pratique que le blanc pour les temps de pluie. Nous cousons donc. Nous allons ressembler à des anglaises, comme cela.

Mademoiselle Terroine ayant eu besoin de s’absenter, Mme Lienhart prend pour quelques jours son service de malades, salle 20, qui est assez chargé. Je prends moi la salle 18 en même temps que la 17. Cette salle 18, mon ancienne des D.D. est un drôle de service. En plus des malades légers destinés au dépôt divisionnaire, on y traite et on y garde parfois indéfiniment, des blessés que l’on baptise « suspects ». C’est à dire qu’on les accuse de s’être blessés eux-mêmes. Pour la plupart ils sont parfaitement innocents et j’ai connu là de charmants petits gars. Ils ont tous presque rien et même rien du tout, le travail est donc nul, mais ils jouent aux dames merveilleusement et sont tout heureux d’avoir trouvé quelqu’un facile à rouler car je ne possède aucune espèce de science et je perds, recta, presque à tous les coups. Quand je gagne, c’est qu’ils l’ont fait exprès.

Plusieurs d’entre eux vont chaque matin à la cantine où ils aident au ménage et au transport des marchandises. Ce sont Grignon, Coppeaux et Govin. Ce dernier, un gentil petit gars évadé des pays envahis, incorporé dans l’armée sous un faux nom, m’intéressa si vivement que lorsque, après plusieurs mois de séjour, il quitta l’HoE, je le pris comme filleul et n’eus jamais qu’à me louer des sentiments excessivement délicats et affectueux de cet enfant d’ouvrier qui avait un cœur d’or. J’ai, presque maternellement, beaucoup aimé ce bon petit enfant et sa mort, survenue presque à la fin de la guerre, me fit un immense chagrin.

Il y avait aussi « Le Rat », surnom donné à l’un d’eux et bien donné. Ce grand diable maigre et rigolo, fouinard à l’excès, avait le don de faire rire autour de lui, même quand on en avait le moins envie. Un charmant naturel aussi ! Et enfin l’inénarrable Metton, un bon gars mais naïf au possible à qui l’on aurait fait croire les choses les plus invraisemblables sans qu’il émit l’ombre d’un seul doute et qui fit bien souvent la joie de tous ses camarades.

Au milieu de tous ces grands garçons dont j’étais un peu la petite soeur, je passais quelques journées délicieuses. Même lorsque Mme Lienhart eut repris son service, ils me conservèrent leur affection qui me fut toujours très agréable.

On commence à parler d’une attaque possible dans ce secteur. A mon avis, voilà des choses qui ne devraient guère être connues si longtemps à l’avance par de simples mortels comme nous. En attendant, un régiment au repos est employé dans l’hôpital à creuser des abris et des tranchées, à remplir des sacs de terre qui sont déposés tout autour des baraques de façon à former un mur de préservation. Ca va barder sans doute pour que l’on fasse des préparatifs semblables à une telle distance des lignes. Auraient-ils peur que les boches viennent jusque là. Pour le coup, ça irait plutôt pas très bien car nous ne sommes qu’à cent-vingt-deux kilomètres de Paris. L’aviation allemande est toujours très active et presque chaque soir nous avons des alertes sonnées n°1, avec des canonnades et des fusillades, mais nous ne prenons jamais, Dieu merci !

Une certaine agitation se manifeste dans le secteur, agitation d’artillerie, de patrouilles de reconnaissance. Il arrive quelques blessés à l’hôpital et par suite d’un caprice du médecin-chef du groupe opératoire, tous les arrivants sont envoyés dans la salle où je suis. Cela fait du travail, mais rien de grave.
Des cas plus graves se présentent, on parle de transformer ma salle en salle d’hospitalisation, ce qui nous ferait des blessés à garder et, par conséquent, un service bien plus intéressant. Le caporal est content, moi aussi.

Une agitation fiévreuse a lieu dans tout l’hôpital ; évidemment la nouvelle de l’attaque doit être fondée car on prépare tout pour. On réorganise les B.A. d’une façon merveilleusement confortable au point de vue salle d’opérations, et très potable au point de vue hospitalisation. Des autochirs* arrivent en renfort et les travaux de terrassement se poursuivent avec activité.

2 Octobre - Ma salle pleine de blessés avec pas mal de travail, l’ordre arrive d’avoir à décaniller**. Il faut transporter blessés, matériel et personnel à la salle 4 sur la rangée plus haut et tout de suite n’est-ce pas. Le quartier dans lequel nous nous trouvons est donné à l’autochir 18 qui vient d’arriver en renfort et va y installer son service d’hospitalisation. Crénom d’une pipe, que c’est donc par moments rasoir, le métier militaire. Il faut se mettre à l’œuvre illico. A l’aide de brancards, tout est transporté et casé, un peu n’importe comment. Les malades pas contents, et nous non plus. La soupe est en retard et pour compliquer la situation, un ordre d’évacuation générale arrive pour le lendemain matin. Il faut préparer les papiers, les frusques*** et tout le tremblement. Deux infirmiers, mes deux « bons pères » sont changés. Et moi ?

Moi aussi !… En rentrant pour la soupe, Mme Raoul-Duval nous avise, toutes celles du service transplanté, que nous ne devrons plus y retourner. Nous sommes, de par des ordres supérieurs, mises à la disposition de l’autochir 18 pour assurer son service d’hospitalisation s’il y a lieu. J’obtiens l’autorisation d’y aller le lendemain pour aider à l’évacuation.

Le soir, mes comptes faits, comme je m’achemine vers la salle pour aviser le caporal, un miaulement significatif m’avertit que les avions boches rodent pas loin ; au même moment une furieuse détonation claque sur la gauche, du côté du pont de Fismes. Un peu à droite et nous en tenons.

Je rentre dans ma salle qui est excessivement calme, les hommes dorment et selon l’ordonnance, il n’y a pas de lumière. Je soulève un des stores et je regarde au dehors. La nuit est radieuse, le ciel d’une pureté merveilleuse, semble transparent, les étoiles brillent comme autant de diamants et la lune jette sur l’ensemble des choses sa clarté tour à tour laiteuse ou argentée qui s’accroche aux moindres détails et les fait visibles comme en plein jour. Ce décor est surprenant de calme et cependant la mort plane au-dessus de nous. Le tir de barrage s’est déclenché avec violence et fait un tel bruit que c’est à peine si l’on distingue le bruit des bombes qui doivent heureusement aller s’écraser dans les champs. Une accalmie se produit et tout à coup, dans le silence impressionnant qui suit cette furieuse canonnade, nous percevons le ronronnement sournois de la machine ennemie et une détonation si furieuse qu’elle nous ébranle, si épouvantable qu’elle nous fait frissonner et nous glace, éclate juste en face de nous. Il semblait que c’était presque sur nous mais non, c’est encore le village qui a pris, sûrement. Le tir de barrage reprend, les éclats dégringolent sur notre fragile toiture, c’est un sabbat infernal. L’un des poilus se retourne dans son lit et dit rageusement : « pas fini de nous faire ch…, ces salauds-là, pas moyen de dormir dans c’te piaule ! ».

Le tir s’espace, s’atténue, s’éteint. C’est fini pour ce soir. Dans le calme revenu, sous la lune claire qui n’a pas bougé, il semble que du côté du village, on perçoive des cris, des appels !

3 Octobre - Les bombes sont bien tombées sur le village, sur une maison que nous connaissons bien. Un homme mobilisé à l’intérieur et actuellement en permission, sa femme, ont été très grièvement blessés, peut-être mortellement. Son père, sa mère et ses deux bébés ont été tués ; ils étaient tous dans la cave. Une vieille grand’mère et un officier logés chez eux et qui n’ont pas voulu quitter leur chambre, n’ont rien eu. La guerre a de terribles hasards.
Nous avons été présentées ce matin à notre nouveau chef, le médecin-major Launay, médecin de l’autochir 1. L’accueil a été cordial. Le travail a été distribué de suite.
Il y aura deux salles d’hospitalisation, la 17 (mon ancienne) que prend Marthe Michaudet et la 22 pour mademoiselle Germain, et trois d’évacuation, la 16 pour Elena Michaudet, la 18 pour moi et la 20 pour mademoiselle Terroine. Toutes ces salles ont été complètement vidées de matériel et les petites installations pratiques que chacun organise généralement dans son service ont disparu, les anciens occupants, rageurs et furieux de céder la place, ont tout enlevé. Il ne reste absolument que les fers de lits. C’est une installation complète à refaire. Heureusement on ne nous taxe pas le temps. L’offensive, dont on parle pourtant sans cesse, semble reculer tous les jours et on finit par se demander si ce n’est pas un faux bruit. L’autochir commence son installation sur l’emplacement de la baraque 19 et nous nous mettons au travail pour réaliser le changement de nos « hangars » en salles d’hôpital aussi confortables que possible.