Ep 5 - Dans la guerre II

En sortant, nous fîmes une halte sur la butte qui fut plus tard le domaine des éclopés et nous regardâmes autour de nous. Le brouillard couvrait en partie la plaine. Il ne pleuvait pas mais le temps était très laid.

L’hôpital était situé dans une sorte de vaste cuvette, de tous côtés des collines assez hautes bornaient l’horizon. En arrière de nous se trouvait le Mont-Notre-Dame couronné de sa vieille église et au pied duquel courait la ligne Paris-Fismes par laquelle nous étions arrivées la veille. Un poilu qui passait nous expliqua : « Le clocher que vous apercevez en face dans le lointain, c’est Braine, un peu plus près, ce tout petit village, c’est Quincy-sous-le-Mont, maintenant derrière cette colline, à trois kilomètres, vous avez Bazoches et un peu plus loin, Fismes. Le front est là… par là » fit-il en traçant une ligne vague avec sa main vers l’endroit où nous avions vu des lueurs la nuit précédente, à huit ou dix kilomètres, « et là, à cinq kilomètres environ, vous avez la grosse artillerie française, vous la verrez tirer ». Le poilu ayant donné ces détails, se retira. Le canon s’était tu, et dans le matin brumeux de cette humide journée de printemps, on n’entendait que les coups de marteau des charpentiers qui travaillaient en sifflant.

Nous rentrâmes pour déjeuner. Après quoi, liberté nous fut donnée de sortir, même du camp. Nous en profitâmes pour aller jusqu’au village, mais dame, je croyais que jamais nous n’en reviendrions. Après avoir passé le passage à niveau, la route n’était qu’un immense lac de boue liquide et blanchâtre où l’on enfonçait désespérément. Cette route servait au passage du ravitaillement et comme une offensive était proche, des camions automobiles la sillonnaient en tous sens, nuit et jour.

Sous l’œil narquois des poilus, nous réussîmes à nous désenliser et mon premier travail fut d’acheter d’énormes godillots avec lesquels je pourrais braver la « mouscaille* ».

Le village est pauvre, beaucoup de maisons sont couvertes de chaume. Les habitants nous regardent curieusement. Sur le haut du Mont se trouve l’église presque en ruines, mais un vrai bijou d’architecture ancienne. A côté, une maison un peu plus cossue que les autres et que l’on nomme pompeusement « le château ». En face de notre HoE se trouve une ambulance*, centre de fractures, portant le n° 2/69.

Nous redescendons comme le clairon sonne la soupe et nous goûtons pour la première fois la bidoche qui, pendant bien longtemps sera le plus clair de notre ordinaire. L’après-midi se passe sans incidents. Nous écrivons.

8 Avril - Le médecin-chef ne peut nous recevoir car il s’est malencontreusement donné une entorse et garde la chambre. Tout de même, il nous fait savoir que nous sommes affectées au service des B.A. (ce qui signifie blessés assis ou petits blessés ne devant pas séjourner plus de 48 heures dans l’hôpital). Nous nous rendons sur l’emplacement de notre nouveau service. Il se compose d’une salle de réception où l’on doit laver les blessés à leur arrivée, d’une salle d’opérations avec tous ses tenants et aboutissants et d’une douzaine de baraques Adrian* où les blessés attendent l’heure du train.

La distribution du travail est faite. La plus grande partie d’entre nous vont à la salle d’opérations à deux par équipe chirurgicale. Quelques-unes nous restons pour assurer l’hospitalisation (j’en suis !). Le sort me donne les baraques 5 et 6, tout à côté de la salle d’opérations. Dans la 5, il y a une vingtaine de blessés qui sont là depuis déjà douze jours en attendant le train sanitaire et la marche à suivre nous est donnée. La salle possède un sergent infirmier major qui s’occupe des papiers, des formalités, des bons et de tout le bazar dont on m’a si bien bourré le crâne à Cavell, de trois infirmiers dont deux assurent le service de jour, les distributions d’aliments et le reste, le troisième la nuit s’il y a lieu. Aucun pansement ne peut être fait dans ces salles qui sont simplement montées sur la terre battue et possèdent pour tout mobilier des lits de fer avec chacun une paillasse et une couverture, où le poilu fourbu et venant d’être opéré, attendra le bon vouloir du train sanitaire.

Je regarde d’un air surpris la personne qui me donne ces détails : « Et alors, que dois-je faire, moi ? »
— Ah, ma foi, arrangez-vous !

J’avoue que j’eus là une petite désillusion (de combien d’autres a-t-elle été suivie). Nous arrivions avec une énergie toute neuve et un ardent désir de la dépenser et le genre d’occupation que l’on nous donnait semblait mal fait pour cela. Néanmoins, je ne voulus pas paraître désorientée du premier coup et, prenant mon courage à deux mains, je pénétrai dans mon nouveau domaine. Les poilus m’examinèrent en silence mais sans la moindre hostilité. Je fis un superbe salut au sergent afin de me concilier ses bonnes grâces et, pour ce soir-là, ne trouvant rien de mieux à faire, je causai un peu avec les soldats. Ils furent gentils comme tout et le soir, j’avais un peu moins mal au cœur !

9 Avril - Le lendemain matin, à 7 heures tapant, j’étais dans mon service, me demandant avec anxiété ce que j’allais bien pouvoir faire tout au long de cette grande journée, lorsqu’avec mademoiselle Pesqué qui détenait la baraque voisine, nous eûmes une idée de génie. Ces hommes-là me paraissaient fort noirs et ne devaient pas s’être lavés depuis bien longtemps. Je le leur demandais et les réponses qui me furent faites me prouvèrent que j’avais parfaitement raison pour la plus grande partie de mes pensionnaires.

Aussitôt, nous nous mîmes en campagne. Le temps d’établir les bons nécessaires pour se procurer le matériel indispensable, d’aller chercher ce matériel et de s’installer, l’heure de la soupe arriva ; nous aidâmes quelques éclopés à manger et ensuite nous y allâmes nous-mêmes. L’après-midi, grande séance de frottage. Rigadin (un jeune infirmier très amusant) va chercher l’eau à la gare, quelle affaire ! Ce qu’ils sont drôles tous mes gars, je commence à être un peu plus contente. Le soir, mes gaillards bien lavés et en rond autour du poêle, les lits bien alignés et les couvertures en ordre, il paraît que, avec mon habit blanc qui allait et venait de ci de là, la salle 5 avait un air de fête qu’elle ne s’était jamais vue.