Ep 4 - Dans la guerre I

Nos cantines descendues sur le quai (sur la terre plutôt, car de quai, point) le convoi s’éloigna lentement dans la direction de Fismes et un soldat s’approcha de nous et nous dit qu’il était là pour nous conduire jusqu’à l’hôpital, tout près de la gare.
Silencieusement, nous traversâmes à sa suite la voie ferrée et passâmes le passage à niveau. A peine avions-nous accompli cette action que je sentis brusquement le sol céder sous mes pieds et, sans pouvoir me retenir, je m’embourbai littéralement dans une mare gluante qui faisait « flouc-flouc » sous mes pieds ; une légère exclamation m’échappa et mes compagnes, à qui la même aventure était arrivée, firent de même. Le soldat qui nous accompagnait se mit à rire et dit : « Ce n’est rien, c’est de la boue. » Tant bien que mal, nous continuâmes à avancer en traînant des pieds dans cette marmelade et rattrapâmes enfin une autre voie ferrée que notre guide nous fit suivre. Là, c’était plus sec ; après quelques centaines de mètres, nous nous trouvâmes en face d’un parapet qu’il fallut franchir à la force du poignet. Les plus grandes hissèrent les plus petites, les plus maigres poussèrent les plus grosses et toute la bande se trouva sans accroc sur le haut de ce qui était le quai d’embarquement des blessés pour l’évacuation.

Le défilé reprit, nos yeux s’habituant à l’obscurité, nous faisions tous nos efforts pour éviter les flaques d’eau qui ne manquaient pas et la boue qui manquait encore moins ; nous suivions de petits chemins faits de baguettes de bois qui (je l’ai appris par la suite) s’appellent caillebotis. Mais ces fameux chemins manquaient par moment, et alors, infailliblement, il fallait faire un plongeon. Dans quel état se trouvaient nos bottines parisiennes qui, pour solides que nous les ayions choisies, n’en étaient pas moins trop fragiles encore. Chemin faisant, nous croisions des tas de madriers*, du matériel de toutes sortes, des baraquements en construction. L’hôpital, puisque c’était lui, était loin d’être achevé. Soudain, au seuil d’une baraque, terminée celle-là, notre guide s’arrêta et nous fit savoir que nous étions arrivées. Nous poussâmes un soupir de soulagement car l’excursion nocturne n’avait rien de réjouissant. Après un moment de réflexion, il se ravisa, nous fit encore traverser une route (ou du moins, ce qui serait plus tard une route, mais qui, pour le moment, n’était qu’un tas de boue) et enfin poussa la porte d’une baraque où il nous dit d’entrer. La lumière électrique, en sortant de notre séjour prolongé dans l’obscurité, nous fit faire la grimace et, ayant terminé cet exercice, nous pûmes constater que nous n’étions pas les premières habitantes de l’hôpital ; une trentaine de femmes étaient là, couchées bien entendu, ou plutôt assises sur leur séant, échevelées, la mine effarée et nous en face, faites comme des bandits et crottées comme des barbets**. Ce devait être un joli coup d’œil. Heureusement que les témoins manquaient !

Elles nous dirent qu’elles étaient infirmières comme nous et arrivées de Paris depuis la veille. Elles nous indiquèrent la rangée de lits en face d’elles pour nous coucher. En ce moment, la porte s’ouvrit et des hommes entrèrent (ça ne fait rien, c’est la guerre) et poussèrent nos cantines à l’intérieur ; un instant après l’un d’eux revint apporter un seau de thé chaud auquel nous fîmes honneur, car nous étions gelées.
Après quoi nous choisîmes chacune un lit où nous nous glissâmes après une courte prière, un peu ahuries et, sans savoir pourquoi, le cœur gros !… Blotties dans les draps qui sentaient le moisi, sous la mince couverture militaire, bercées par le bruit sourd du canon qui grondait toujours au loin, nous nous endormîmes lourdement, sans penser à quoi que ce soit…

Telle fut notre arrivée à l’HoE 32 du secteur 181, dans la nuit du 6 au 7 Avril 1917.

Le 7 Avril 1917 (matin de Pâques), à 5 heures 30, les notes joyeuses du clairon qui sonnait le réveil vinrent nous tirer de notre engourdissement et nous apprirent que désormais, telles de vrais militaires, nous serions tous les jours éveillées par la même fanfare. Notre œil un peu ahuri fit le tour de l’établissement et, derechef, je me mis à rire car le spectacle était cocasse. De chacun des quarante lits sortait une tête aux cheveux en broussaille, au regard atone. L’une dit : « Bon sang, que j’ai donc froid ! » et toutes de renchérir : « Et moi donc, on gèle dans cette carrée* ! »

Une des plus courageuses se leva pour gratter le poêle et en faire jaillir une flamme réjouissante, mais le pôvre était mort dans la nuit, héroïquement, sans quitter son poste. Après une petite demie-heure de réflexion, nous nous levâmes et revêtîmes notre uniforme, non sans une certaine appréhension, le souvenir de notre promenade nocturne à travers l’eau et la boue nous hantait et nous éprouvions des craintes sérieuses quant à la durée de la blancheur des dits uniformes. Lorsqu’il fallut enfiler les bottines, ce fut bien une autre histoire. Les malheureuses étaient raidies dans leur gaine de boue et ne voulaient rien savoir pour reprendre leurs fonctions. Il fallut employer la force et nous réussîmes, tant bien que mal à nous attifer à peu près convenablement.

Ce fut ce matin-là que Fabal se rendit coupable d’une action qui resta gravée dans notre mémoire à tous. J’ai fait mention plus haut d’un seau de thé apporté dans la nuit, j’ai aussi parlé du non achèvement de l’hôpital. Il manquait donc à proximité de l’endroit où l’on nous avait logées, un de ces petits chalets dits de première nécessité**. Notre jeune amie, pensant qu’à la guerre tout est permis, se servit du seau à thé pour le remplacer (le chalet), ce qui ne manqua pas de provoquer notre hilarité et la colère du soldat chargé de notre service. Voilà comment pendant quinze mois nous mangeâmes de la soupe venant d’un seau qui avait, au début de sa campagne, servi à un tout autre usage (personne n’est mort de cela !).

Nous sortîmes pour aller à la messe, après que l’on nous eut dit qu’une chapelle existait dans le camp. Nous nous fîmes indiquer le chemin et posant avec précaution nos pieds aux endroits les plus propres, nous gagnâmes un chemin fait de fagots jetés sur la terre. Tout autour de nous, les hommes du génie allaient et venaient d’un air affairé, clouaient, sciaient, cognaient et travaillaient à la construction des baraques. Je ne jurerais pas qu’ils se fichèrent de nous, mais je ne jurerais pas le contraire non plus. Ayant trouvé la chapelle, nous y entrâmes. Pauvre petite chapelle, elle était minuscule, au centre et au fond, l’autel, modestement garni d’une petite croix de bois noir, de quatre touffes de laurier plantées dans des douilles d’obus, d’une nappe bien simple ornée d’une petite dentelle et drapé dans le bas d’une étoffe rouge. Le tabernacle était clos d’un morceau de satin blanc sur lequel était brodé le sacré-cœur avec cette devise : « Cœur Sacré de Jésus, sauvez la France. » Tout autour de la chapelle, les prêtres soldats installaient leur petit autel et disaient chacun leur messe. Plusieurs y étaient lorsque nous entrâmes. Nous entendîmes la messe et priâmes de tout notre cœur.