Ep 9 - Dans la guerre VI

2 Juin - La mère Lienhart part en permission avec une profusion de musettes, de bidons et tout le bazar et des histoires plein son sac. Ah ! les gens de Marennes vont en avoir plein la vue. Tout le monde part, moi-même je vais me décider aussi.

4 Juin - J’ai encore ri comme une possédée ! Cette nuit, il y a eu une alerte aux gaz avec quelques bombes bien sonnées. Quand l’alerte a été donnée, de suite on a crié « vos masques ! », mais avec moi, ça ne mord plus, je sais ce que valent ces alertes à la manque. Seulement, mademoiselle Germain qui partait en permission le lendemain, avait fourré son masque dans son barda pour le mettre à l’arrivée et terrifier sa bonne ! Mais pour le coup, elle était attrapée. Vite, vite, elle arrive chez moi, il n’y a pas de lumière, les avions ronronnent au-dessus d’une façon tout à fait rassurante, elle essaie de dénouer la ficelle, y’a pas mèche et je vois encore une autre de nos compagnes arrivant à la course, en pyjama, casque en tête, brandissant une lampe tempête. A grand peine le masque est découverte et mis en place. Et je ris, et je me fais ramasser encore une fois, numéro un.

Je me suis rendormie et ai été réveillée vers 3 heures du matin par une formidable détonation, un avion ennemi, de retour de sa mission de bombardement, avait lâché son dernier pruneau à proximité et dame, ça ne passe pas inentendu !

5 Juin - Un coup de main prononcé par les boches nous envoie aujourd’hui pas mal de blessés, beaucoup des corps coloniaux. Il fait une chaleur tropicale. Nous avons passé notre journée, Mme Breffort et moi à laver les pieds d’une quantité de loustics marocains qui ne s’étaient pas déchaussés depuis leur départ de leur patelin. Il faut couper les chaussettes pour arriver à obtenir quelques chose. Mais aussi, après la séance, on reçoit une collection de « Bonne Madame la France » qui vous réjouit. A 6 heures du soir, Mme Breffort abandonne la partie avec une violente migraine, et l’abbé Doist tourne de l’œil. Heureusement, le Barbu est là pour un coup et le soigne comme il faut !

6 Juin - Je prends le service dans le P.O. des B.A. réouvert pour la circonstance. C’est un service que j’affectionne entre tous, aussi je me mets à l’œuvre avec ardeur. Les poilus s’amusent beaucoup de voir ce petit bout de femme qui s’agite, va, vient, les déshabille, les palpe, les interroge. C’est un service très intéressant. Comme il faisait très chaud, j’avais relevé mon voile en turban et de fait, je devais avoir l’air très drôle.

Ici encore, un bon souvenir : c’était un tout jeune aspirant, pas vingt ans peut-être - il avait la tête bandée et quand vint son tour de passer à mon terrible tribunal, il s’avança timidement et me dit : « Moi, je n’ai presque rien, vous savez ! » Je défis le bandeau, de fait, la blessure qui sillonnait le front, juste à la naissance du cuir chevelu, était légère. Je fis un « hum » énergique et hochais la tête. Le petit me regarda avec inquiétude et demanda, presque à voix basse :
— Est-ce que vous pensez que l’on m’évacuera avec ça ?
— Dame, mon enfant, je ne sais pas trop ! C’est léger.

Et je le regardai, il avait l’air si jeune et on lisait dans ses yeux une telle envie d’aller pour quelques jours à l’arrière. J’en ai tant vu de ces gars qui, avec si peu de choses, sont évacués au cours des offensives. Ma foi, que celui qui les blâme vienne un peu y voir ; à leur place, je ne sais pas trop ce que j’aurais fait. Ses yeux humides me fixaient toujours. Je mis ma main sur son épaule et lui dis doucement : « Voyons, petit gars ! » Cela suffit, il sauta sur ses pieds et serrant très fort ma main qu’il avait prise, il me dit, comprenant ma pensée :
— Oh oui, allez, j’en aurai encore du courage, j’en aurai toujours tant qu’il faudra, et puis ajouta-t-il avec un soupir, si je ne suis pas évacué, tant pis.

Mais l’envie était toujours là quand même. Il attendit son tour d’aller en salle d’opérations et je continuai ma besogne, lorsque, tout à coup, je vis sa tête blonde, ceinturée de blanc passer par l’entrebâillement de la porte, ses yeux reluisaient et il me jeta à la volée : « Mademoiselle, je suis Z.A. Merci, oh merci beaucoup ! » Drôle, comme si c’était moi qui l’avais évacué. Je souris : « Eh bien, tant mieux, je suis contente pour vous. Au revoir petit bonhomme et bonne chance ! » Il s’éloigna, joyeux.

Le lendemain, comme je n’étais pas de service, je regardais, accoudée à une baraque, le train sanitaire qui s’ébranlait et filait devant moi, lorsqu’une tête blanche parut à la portière et joyeusement me lança un « au revoir » suivi d’un « merci » que je n’avais pourtant nullement mérités. J’ai souvent pensé à lui depuis. Qu’est-il devenu ce pauvre gosse qui tenait tant à sa permission ? Hélas, Dieu seul le sait.

9 Juin ­- Cet après-midi, les D.D. de mademoiselle Michaudet ont donné à tous leurs camarades un concert qui a été, ma foi, fort bien réussi. Chacun a dit ce qu’il savait et l’après-midi s’est passé d’une façon charmante. J’étais de garde au P.O. mais je me suis éclipsée pour entendre, il n’y avait pas d’entrées.
Au milieu de la séance, nous avons appris qu’un ordre venait d’arriver pour que Monsieur Courvoisier, notre médecin-chef aux B.A. rejoigne un nouveau poste en Lorraine. C’est la tuile, quoi, nous voilà sans médecin.

10 Juin - Les B.A. sont cette fois fermés définitivement et nous sommes, pour l’instant, sans occupation.

11 Juin - On nous donne quelques salles au B.C. pour y hospitaliser nos B.A. Mme Breffort prend la salle 15, Elena Michaudet la 16, moi la 18 avec les D.D. qui sont très peu. Mme Raoul-Duval obtient la permission de s’occuper des éclopés qui sont délaissés. On y installe une salle d’opérations avec deux médecins. Mademoiselle Bedts et Marthe Michaudet y partent.

18 Juin - Je joue force parties de piquet avec mes malades qui ont six fois rien. Le temps passe. Celles des éclopés font des corvées de haricots, c’est rigolo !

22 Juin - Y a qu’à moi que ces coups-là arrivent. Ce matin, je me lève, pimpante, pour aller à la messe. Mme Raoul-Duval m’accroche au vol pour lui porter à la gare une lettre pressée et la donner au train qui filait sur Paris. Je m’acquitte relativement bien de ma commission mais, au retour, j’ai la malencontreuse idée de buter dans un rail et de m’abattre de toute ma hauteur, laquelle hauteur mesure à peu près la largeur d’une voie ferrée, de sorte que, avec ma figure, j’ai raboté de première le rail en face. Lui n’a pas bougé, mais par contre, qu’est-ce que j’ai pris ; je croyais avoir la tête cassée. Si j’avais valu quelque chose, le train me coupait en deux. Mais j’ai seulement le portrait abîmé comme il faut. Je rentre, penaude, j’ai la tête en marmelade et je suis dans une colère noire. La mère Lienhart qui vient de rentrer de permission, me remplace.

23 Juin - Ah, je suis jolie ! J’ai l’œil au beurre noir, mais là, comme il faut. Faut-il être bête tout de même pour qu’il vous arrive des trucs comme ça. Je ne puis continuer mon service, les gars se ficheraient de moi et la mère Lienhart est bien contente de l’avoir réchappé au vol.

25 Juin - Un concert est organisé aux éclopés dans le même genre que celui des D.D., mais en plus grandiose. On a monté une scène décorée de fleurs et de draperies. Mme Raoul-Duval a fait apporter du champagne et des gâteaux de Château-Thierry. Chaque poilu a donné son savoir. Nous avons eu du violon et même du classique : Cyrano de Bergerac (un passage) et également un passage de … ? Le tout très bien réussi. Mon frère est venu me voir aujourd’hui pour la seconde fois, très étonné de me trouver l’œil bandé. Il a ri quand il a su que c’était si peu grave.

28 Juin - L’ennemi bombarde aux gaz les lignes du Chemin des Dames et plusieurs régiments presque en entier sont évacués et viennent chez nous. Comme (sauf quelques cas) le tout est peu grave, on ouvre trois baraques de B.A. où l’on installe la plupart des gars. Une est donnée à Fabal, l’autre à Mme Défontaine, pour la troisième, il n’y a personne. Alors j’ai un geste énergique : j’arrache mon bandeau et avec mon œil noir (il commence à guérir malgré tout), je prends le service.

J’ai passé là encore des bons jours. Ah ! les bons petits gars, ils étaient tous gentils au possible. Ils me racontaient des histoires de la guerre, les poilus aiment tant raconter, et moi je raffole de les entendre. Lorsque le docteur avait passé la visite, je posais des séries de ventouses, je faisais des piqûres, des frictions. Le soir, je faisais une grande distribution de sirop calmant à ceux qui toussaient et même à ceux qui ne toussaient pas. La seule chose qui n’allait pas, c’est que, après leurs dix jours, on les renvoyait aux D.D. sans permission et, dame, c’était un peu embêtant. Ils auraient bien tous voulu passer à la salle 4 où l’on traitait les plus graves qui étaient évacués. J’ai bien réussi à en faire passer une vingtaine sur quarante-cinq, mais pas tous.

Je me souviens spécialement d’un jeune noir extraordinairement intelligent qui s’appelait Jean, parlait trois ou quatre langues, ayant été élevé par des religieux italiens. Il était mécanicien et au début de la guerre, s’était engagé. On l’avait versé dans les chasseurs. Depuis, après deux blessures, il avait été versé dans l’auxiliaire et conduisait les autos ; mais vous ne l’auriez pas fait quitter son uniforme de chasseur pour un empire, il y tenait comme à ses yeux. Lui fut évacué, car au bout de quelques jours, il devint très faible et cracha le sang.

Il y avait deux bons copains : Jean et Philibert, qui étaient face à face et toujours bien peignés, le béret sur l’oreille, bien cirés et sanglés à point dans l’uniforme retaillé, qui s’en allaient de temps en temps faire une petite tournée clandestine à Mont-Notre-Dame. Un petit gars tout pâle qui eut envie de garder le gobelet en aluminium dans lequel je lui portai un jour du lait bien chaud additionné de rhum. Je lui donnai bien volontiers.

Une bande de pépères qui profitèrent de l’occasion pour faire soigner leurs rhumatismes. L’un d’eux me disait tristement, un jour que les autres parlaient de permission : « Moi, je m’en fous, où voulez-vous que j’aille, ma femme a profité de mon absence pour vendre le mobilier et s’en aller avec un autre… alors ! » . C’est tout de même triste et les femmes sont de redoutables coquines quand elles s’y mettent.

Je me souviens aussi de Claudius Tardy, un gentil garçon qui m’écrivit pendant bien longtemps. Qu’est-il devenu ? Et enfin, un ravissant petit bonhomme de vingt ans, une de ces natures si douces et si bonnes comme on en trouve souvent chez ces gosses d’ouvriers. Il se nommait Noël Idelon, avait eu un frère tué, un autre mutilé.
Il n’avait plus de père et lorsqu’il parlait de sa mère et du travail qu’il faudrait faire après, ses yeux s’allumaient d’un éclair de courage. Il fut blessé très grièvement quelques mois plus tard, et j’espère que maintenant, il est heureux près des siens.

5 Juillet - Je pars en permission, joyeuse au possible de revoir les miens que j’ai quitté depuis six mois. Je prends le train de Fismes à 8 heures du matin en compagnie de mademoiselle Bedts et à midi, nous sommes à Paris. Ce vieux Paname avec son métro, ses boulevards, son luxe et sa vie si intense. Je ne fais qu’y passer, le soir même je reprends le train à Orsay et le lendemain matin je suis à Bordeaux.

12 Juillet - Pendant que je suis en permission, dans la nuit du 11 au 12 Juillet, les boches bombardent l’hôpital (soi-disant par erreur) par avions. Une bombe tombe sur le cantonnement des territoriaux, il y a cinq pépères blessés et deux tués. Une autre torpille tombe juste entre mes deux baraques 5 et 6 des B.A. et littéralement, elles éclatent. Heureusement, il n’y avait aucun blessé dedans. Seul Monsieur Bruno dormait dans la 6 du sommeil du juste. Ce réveil en fanfare l’a tiré de son lit plus vite qu’il n’aurait voulu et il a pris la fuite sans demander son reste. Et pendant ce temps, j’étais bien tranquille sous le ciel paisible du Bordelais.

Je reviens de perme par une nuit claire au possible. Depuis La-Ferté-Milon où l’on éteint la lumière, nous voyons dans le ciel et de tous les côtés, d’innombrables fusées qui brillent et s’éteignent, aussitôt remplacées par d’autres. Les poilus qui sont dans le train disent :
« Les boches se promènent ! ». Et tout le monde scrute le ciel noir, essayant de distinguer quelque chose.