Ep 8 - Dans la guerre V

4 Mai - Cette nuit, ce sont les avions qui ont fait un tapage infernal. Ils ont lancé des bombes pas très loin, quel bruit, mon empereur ! ça doit faire un drôle d’effet où ça tombe. Chez nous c’est roulant*, parce qu’il y en a qui ont peur et qui font des choses extraordinaires, par exemple, se fourrer la tête sous un lit et avoir la conviction que l’on est à l’abri, alors que tout le reste du corps dépasse - passer le casque à son bras tout comme un petit panier dans le but de protéger son crâne - se coucher en chemise de nuit avec ses souliers, sans savoir pourquoi. Ayant la chance inouïe de ne pas avoir peur, je passe mes nuits d’alerte à rire comme un bienheureux.

Ce matin, à 6 heures, un obus est venu éclater tout près et nous a tiré de nos chambres, et depuis cela continue ; toutes les deux heures à peu près, cinq ou six obus viennent s’abattre de plus en plus près de nous.

A 2 heures de l’après-midi, au moment où nous nous dirigions vers le vaguemestre pour la distribution des lettres, une formidable détonation se fit entendre : un obus venait d’atteindre la lisière de la voie sanitaire, aux pieds des baraques des R.C. Les malades affolés sortaient en courant, se sauvant en chemise dans toutes les directions, les plus forts soutenant les plus faibles. Un second obus vint s’abattre, celui-ci en plein centre de l’hôpital, par bonheur sur une baraque vide qui vola en éclats, qui se répandirent dans toutes les directions. L’émotion était à son comble. On ordonna immédiatement l’évacuation de l’endroit dangereux car les obus arrivaient toujours à peu près dans la même direction. Immédiatement, tout le monde se mit aux brancards et en un clin d’œil la place fut nettoyée. Depuis ce moment, les boches cessèrent de tirer de sorte que l’évacuation devenait inutile et le médecin-chef engueula copieusement tout le monde pour ne pas avoir deviné que cet obus était le dernier. Ca va bien !!!

5 Mai - Ce matin a eu lieu une seconde offensive sur le Chemin des Dames. Elle est loin d’égaler en violence celle du 16 Avril. Néanmoins il arrive cette fois encore beaucoup de blessés. Les salles d’opérations recommencent à fonctionner, mais cette fois-ci on est davantage prêts, tout marche mieux.

Le soir nous allons à la gare chercher Mme Raoul-Duval qui rentre de Paris, rapportant un immense matériel pour le service et le changement pour les deux infirmières dont j’ai parlé plus haut. Le temps est redevenu laid. Nous voyons des troupes qui montent, d’autres qui redescendent. Ils nous parlent de l’attaque. La révolte qui s’était glissée dans leurs rangs pour l’affaire d’avril* n’est pas encore éteinte, mais ils ont marché quand même et toujours ils marcheront chaque fois qu’il le faudra.

6 Mai - Afin de dégager la salle d’opérations, nous avons installé dans l’ancienne salle des boches une salle de pansements où nous prenons les moins atteints, ceux qui n’ont pas besoin d’être opérés de suite. Nous refaisons le pansement, nous signons les papiers (un jeune docteur nous est adjoint) et nos hommes partent ainsi plus vite.

Ces offensives me font toujours mal au cœur, même si elles sont de peu d’envergure comme celle-ci. C’est tellement triste ces défilés de blessés qui suivent inévitablement les moindres attaques. Tantôt j’en ai vu un qui pleurait pendant que je refaisais sont pansement (pas grave heureusement). Son frère avait été tué la veille par le même obus qui l’avait blessé et il se demandait comment il allait annoncer cette nouvelle « aux vieux » qui, là-bas attendaient la lettre avec tant d’impatience. « Pauvres gens. »

Parmi les prisonniers faits cette fois, il y avait un aide major allemand ; on lui a installé une salle et, aidé de prisonniers valides, il fait les pansements lui-même, cela va plus vite.

9 Mai - L’hôpital est complètement dégagé, cette fois-ci ça a été plus vite. Je suis affectée à une équipe chirurgicale en remplacement d’une des infirmières balayées ces jours-ci. Je garde quand même mes salles mais il n’y a pas grand’chose à faire, ni d’un côté, ni de l’autre.

12 Mai - Rien à faire dans les salles d’opérations sauf quelques rares accidents. Le temps est très beau et le secteur très calme. On commence à parler de départ en permission.

15 Mai - Aujourd’hui j’ai bien travaillé. J’avais seulement quelques blessés. J’ai apporté du chocolat, le caporal leur en a fait pour déjeuner. Après cela, je leur ai fait une toilette en règle, ils étaient tous mignons comme des sous. Après-midi, j’ai pris mon service à la salle d’opérations mais comme la stérilisatrice manquait, on m’a mise à la remplacer. Il y a eu pas mal d’arrivages, je servais deux équipes à la fois et ça roulait. Le soir à 6 heures je reste seule pour mettre de l’ordre dans la salle : une hémorragie salle 6, intervention, ligature, pansement, sérum au gars qui n’y tenait pas guère. Nom de nom, il y a longtemps que je n’avais pas abattu semblable boulot.

17 Mai - Ce soir, train sanitaire. Nous avons été dans le bois chercher du lilas et tous sont partis fleuris. C’est pas grand’chose mais ça leur fait plaisir, quand on peut y joindre une cigarette, leur bonheur est complet.
Je crois que c’est vers cette époque que nous avons eu une alerte aux gaz et je n’y pense jamais sans une irrésistible envie de rire. Dès que le lugubre roulement de tambour s’est fait entendre, une angoisse serre tous ces jeunes cœurs : « Les gaz, nous sommes frits ! »

Mme Raoul-Duval qui a conscience de sa responsabilité, crie : « Mesdames, vos masques, et mettez-les ! ». Tout le monde, obéissant comme un seul homme, se précipite sur les objets désignés et se plante cette effroyable chose sur le visage. Puis, toutes se réunissent chez Mme Raoul-Duval et, la main dans la main, attendent stoïquement une solution à cet état de choses. Laquelle solution a été la plus simple possible, attendu qu’il n’y avait pas plus de gaz que dans mon œil. Et j’ai ri de voir ce spectacle car cela valait le rire. On ne peut rien imaginer de plus cocasse que cette réunion de jeunes personnes, en tenue plus ou moins correcte, les cheveux dans le dos et cet horrible masque sur le visage. J’ai tellement ri que je me suis attirée une pluie de sottises*, ce qui m’a fait me recoucher en vitesse, le meilleur parti qui était à prendre.

20 Mai - Une équipe chirurgicale part en renfort sur un autre point du front ; de ce fait, deux infirmières se trouvent libres. Je suis enlevée de l’équipe chirurgicale et remise à mes salles où il n’y a rien à faire. Plusieurs infirmières partent vers cette époque en permission.

Vers le 25 Mai le service des B.A. est fermé et tout est transporté au B.C. Nous gardons seulement les salles d’hospitalisation. Lorsque je n’ai rien à faire, je rends visite aux galeux et aux éclopés dont personne ne s’occupe. Nous enduisons de pommade les plus atteints, nous aidons les jeunes à brosser leurs uniformes boueux pour qu’ils aient l’air plus chic (ils ne savent pas pour qui mais ça ne fait rien), nous débarbouillons les nègres à la grande joie des blancs qui forment le cercle pour voir si, à force de frotter, nous parviendrons à les éclaircir. Lorsque, par hasard, Mme Raoul-Duval peut se procurer des cigarettes, des oranges ou autres choses de ce genre, elle nous charge de faire la distribution et alors la joie est à son comble.

Ce fut un des moments, peut-être même le seul moment réellement bon de mon séjour à l’HoE et dont je ne me souviens jamais sans émotion. Cette étroite camaraderie qui nous unissait à tous ces gars qui, pour la plupart n’avaient presque rien, aux infirmiers et aux médecins chargés du service, est un souvenir charmant. Je me rappelle entre autres, ce grand garçon qui sonnait si bien de la trompette lorsque j’arrivais, cet autre jeune, un peu gandin*, qui me photographia un jour par surprise et me l’envoya du front, deux mois plus tard, un maréchal des logis qui se nommait Richard et pendant bien longtemps m’écrivit de si cordiales cartes, un petit tirailleur marocain qui toussait à fendre l’âme et qui venait le soir en fraude se faire poser des ventouses. Mon Dieu, les bons moments ; et l’officier de la mère Lienhart qui chantait si bien « Le bel anneau d’argent ». Comme c’est loin déjà, tout cela !

Chaque fois que je suis repassée par là, j’ai revu en esprit la tonnelle que le caporal Rémion, aidé de Bigot et de X… avait construite si artistement devant la salle 5, le tout petit jardin où les choux et les radis voisinaient avec les campanules, et le moulin à vent construit par Rigadin et qui, planté devant la salle 6 et mis en mouvement par un infirmier et une infirmière minuscules découpés dans du carton, tournait inlassablement tout le long du jour, à des degrés différents de vitesse, suivant que le vent soufflait plus ou moins fort et s’arrêtait parfois si drôlement, qu’on aurait dit que les deux petits bonshommes s’embrassaient, ce qui faisait rire tous les passants.

Je me souviens aussi de monsieur Doisy, qui fut infirmier major de la salle 6 et avec qui je me suis toujours disputé, amicalement, heureusement. Puis de l’abbé Bruno qui le remplaça et avait installé sa chapelle dans le petit cagibi que mademoiselle Bedts allait garnir. Ah ! il savait bien faire les sermons ; monsieur Bruno et il les faisait mordants à souhait. Lorsque l’on entrait dans sa petite loge, et cela m’arriva quelquefois puisque j’y étais attachée, on en ressortait les poches bourrées de bons conseils et l’esprit rempli d’une bien piètre opinion de soi-même, surtout les infirmières. Il nous quitta plus tard pour être aumônier régimentaire et cette mission, il a dû la remplir merveilleusement. Il y avait aussi l’abbé Bizeul. Ah ! le bavard, mais bon au fond, et tant d’autres encore.

Une des principales figures des B.A. qu’il ne faut pas oublier, c’est le fourrier* Leclerc. Le système D incarné. Dans les situations désespérées, il arrivait toujours à vous tirer d’affaire. Autant de bons souvenirs que je n’oublie pas.

A la fin du mois, les éclopés sont évacués et leur service transporté à l’autre bout du camp, sur la butte qui domine la chapelle. Nous ne gardons que les hommes peu blessés et qui, après guérison, retournent au Dépôt Division-naire**. On appelle cela le service des D.D. C’est Elena Michaudet qui l’a et il vaut d’être vu de près. Il y a là une bande de marocains plus cocasses les uns que les autres, avec des houppettes de cheveux si drôlement situées sur leur crâne, un nègre qui s’appelle Bobby et qui lit le communiqué d’une façon merveilleuse, un acteur, des acrobates, tout cela gais comme pinsons.

Ce fut aussi vers cette époque que l’ambulance 2/69 dont j’ai parlé tout au début de ces notes, fut bombardée par deux fois par les avions boches ; il y eut quelques blessés qui furent blessés de nouveau et l’on parla d’évacuer l’ambulance qui était trop près de la gare.

Nous avons fait un riche saut ces nuits-là dans nos lits car seule la voie ferrée nous séparait de cette ambulance et quand ça claque, ça s’entend. Les boches bombardèrent également toute une journée avec des 210, la prairie qui se trouvait derrière l’hôpital, dans la direction de Tannières, je ne sais pourquoi.